Architecture de la contre-révolution n’est certes pas le premier livre à traiter de l’architecture produite durant la guerre d’Algérie – on citera celui de Zeynep Çelik, Urban Forms and Colonial Confrontations. Algiers under French Rule (University of California Press, 1997), malheureusement non traduit en français. Mais Samia Henni se démarque en s’éloignant volontairement de l’histoire des objets architecturaux et des matérialités au profit d’une histoire des politiques, des institutions, des administrations et des personnalités à l’origine de cette architecture des derniers feux du colonialisme en Algérie.
Samia Henni, Architecture de la contre-révolution. L’armée française dans le nord de l’Algérie. Trad. de l’anglais par Marc Saint-Upéry. Éditions B42, 350 p., 29 €
Cet ouvrage est la traduction française d’un ouvrage publié en anglais en 2017 (Architecture of Counterrevolution : The French Army in Northern Algeria, Zurich, GTA Verlagse), issu de la thèse de Samia Henni en histoire et théorie de l’architecture à l’École polytechnique fédérale (ETH) de Zurich. Elle y convoque une multitude de sources d’archives, notamment des fonds conservés aux Archives nationales d’outre-mer et au Service historique de la Défense, avec une assise bibliographique solide, ainsi que des témoignages recueillis auprès d’acteurs directs de l’époque concernée.
Le livre s’ouvre sur les camps de regroupement et la révélation de leur existence, question fondamentale pour tout le développement de cette étude, qui souhaite combattre l’amnésie d’une certaine vision de l’histoire, celle imposée par l’article 4 du décret-loi n° 2005-158 sur la « reconnaissance de la nation et la contribution nationale en faveur des Français rapatriés » du 23 février 2005. La création des camps de regroupement suit celle des zones interdites, régions considérées, à l’image des Aurès, comme des foyers de l’insurrection, privés par l’armée française de tout habitant, afin de les transformer en « champs de tir ». Conséquence de ces déplacements forcés de populations, les camps de regroupement vont très vite devenir, outre des centres d’hébergement d’urgence, de véritables condensateurs disciplinaires, placés sous l’autorité des SAS (Sections administratives spécialisées), qui assuraient aussi bien une fonction coercitive de contrôle et de surveillance des populations qu’une assistance sociale, scolaire et médicale, couplée à des actions de propagande et d’emprise psychologique, devant permettre de gagner la bataille idéologique au sein des populations rurales.
On s’étonnera cependant que cette partie sur les camps de regroupement ne soit pas plus appuyée sur les travaux de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad (Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Minuit, 1964). Ces deux auteurs avaient parfaitement saisi la problématique sous-jacente de la guerre comme étape ultime et accélératrice du déracinement et de la déculturation des populations arabo-berbères, essentiellement rurales, avec pour corollaires la perte des équilibres traditionnels préexistants et la fabrication d’un nouveau sous-prolétariat urbain.
Samia Henni privilégie les analyses de Michel Cornaton, auteur d’une importante étude sur les camps de regroupement (Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie, préface de Germaine Tillion, L’Harmattan, 1998), qui avait de nombreuses divergences avec Pierre Bourdieu, désaccords qu’il aurait été intéressant d’analyser (voir le livre de Michel Cornaton, Pierre Bourdieu. Une vie dédoublée, L’Harmattan, 2010). C’est aussi à partir du témoignage de Michel Cornaton que l’on pourra relever des impérities dans la présentation de l’ethnologue Germaine Tillion, dont il aurait été juste de rétablir la totalité du parcours et des actions humanitaires en Algérie.
Germaine Tillion avait effectué des recherches fondamentales sur les populations de la région des Aurès au cours des années 1930, mais c’est son expérience personnelle de la Résistance et de la déportation dans les camps de concentration nazis qui allait conditionner toute sa réflexion humaniste et son combat contre les exactions de l’armée française en Algérie. Il aurait été nécessaire de rappeler que cette ancienne déportée n’a jamais nié, minimisé ou passé sous silence les violences coloniales ni banalisé la réalité concentrationnaire des camps de regroupement, contrairement à ce que certaines évocations incomplètes faites ici pourraient laisser supposer.
Architecture de la contre-révolution reconstitue la généalogie des différentes politiques du logement dans l’Algérie en guerre, analysant les orientations et les nuances qui les caractérisèrent, et leurs coïncidences avec la succession de différents gouvernements en France et de différents administrateurs civils et militaires en Algérie entre 1954 et 1962 (Jacques Soustelle, Robert Lacoste, Raoul Salan, Paul Delouvrier et Jean Morin). Le livre aborde les opérations d’assainissement et de reconstruction des bidonvilles, menées sous l’égide de l’armée, qui conduisirent à l’élaboration par les techniciens coloniaux de typologies spécifiques (comme le logement semi-urbain, habitat horizontal de très faible qualité). Les grands ensembles du plan dit de Constantine du général de Gaulle, plan quinquennal inspiré de la planification soviétique, devaient ensuite « pacifier et administrer, mais en même temps transformer », avec pour ambition la construction de logements pour un million de personnes.
Samia Henni montre que, derrière ces différents programmes de construction, se cachaient aussi des considérations économiques, et l’ambition de relancer l’industrie française du bâtiment. Sous couvert de « promotion humaine », l’amélioration des conditions de vie des Algériens dans des habitations modernes devait également accélérer leur acculturation et susciter de nouveaux besoins domestiques, ce qui devait permettre d’activer un nouveau marché intérieur pour les entreprises françaises. La fourniture d’électricité motiverait entre autres l’acquisition de radios, de télévisions, les nouveaux appartements conçus pour des familles nucléaires selon des standards français nécessiteraient l’achat d’un mobilier moderne. Pour Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, les politiques de regroupement et d’urbanisation de la guerre d’Algérie achevaient le processus de dépossession foncière des Algériens, engagé au XIXe siècle par une série de lois sur la propriété. Samia Henni étudie la mise en place de stratégies immobilières, qui engagent de plus en plus l’épargne privée des populations déplacées, les obligeant, comme dans le cas des logements semi-urbains, à devenir propriétaires, ou contraignant tous les habitants, y compris ceux des bidonvilles, qui avaient emménagé dans des cités de transit, à payer un loyer.
L’intérêt de l’ouvrage réside également dans son étude minutieuse des différentes institutions, structures et administrations françaises pendant la guerre d’Algérie, avec tout ce que cela peut induire de phénomènes de superpositions et de concurrences, de cercles de sociabilités et d’influences entre des hommes d’ambition, pour lesquels l’Algérie constituait un espace d’ascension des carrières et d’expérimentation politique. Beaucoup de ces politiciens et spécialistes allaient participer par la suite aux politiques de développement de la France des années 1960. Samia Henni montre que le plan de Constantine prépara le terrain à différentes possibilités d’association future entre la France et l’Algérie, depuis une partition du territoire algérien entre des zones autodéterminées et des enclaves françaises jusqu’à l’option d’une coopération économique étroite, souhaitée par le général de Gaulle, qui devait permettre de poursuivre après l’indépendance les chantiers économiques, notamment immobiliers, mais aussi et surtout stratégiques (exploitation du pétrole et du gaz sahariens, essais nucléaires), indispensables au maintien de la France parmi les grandes puissances. Cela permet de comprendre le lancement, dans les derniers mois de la guerre, de projets qui peuvent paraître extravagants, tels la Cité administrative de Rocher noir, à laquelle Samia Henni consacre tout un chapitre.
Architectures disciplinaires, « assimilationnistes » ou au service d’intérêts économiques, il n’en demeure pas moins qu’elles apparaissent comme un paradoxe supplémentaire de cette guerre, une forme de « jusqu’au-boutisme architectural », dont on trouve assez peu d’analogies au moment de la décolonisation, si ce n’est peut-être l’architecture moderniste développée dans ses colonies africaines par le Portugal du dictateur António Salazar. On regrettera que l’ouvrage étudie cette architecture coloniale uniquement à travers une relation franco-algérienne, sans en étudier la diffusion et la réception notamment dans la presse spécialisée et les réseaux internationaux d’architecture, les phénomènes d’histoires croisées et de transferts dans d’autres régions, et notamment la signification de ces recherches et réalisations en Algérie, dans l’implantation des architectes et ingénieurs français sur les marchés de la construction de pays de l’Afrique et de l’Asie, ou même de l’Amérique du Sud.
Se plaçant dans le sillage des études postcoloniales, s’inscrivant dans une histoire de l’architecture qui ne craint pas les questions politiques et de mémoire collective, Architecture de la contre-révolution se situe donc en rupture avec toute une historiographie produite en France sur la question, qui a volontairement dépolitisé les objets au profit des questions de préservation et de patrimonialisation. L’impression d’exhaustivité omnisciente que donne cette compilation d’archives infiniment précieuses ne compense pas entièrement notre regret de ne pas y trouver une enquête sociologique sur l’impact, la réception, le devenir de ces espaces de vie au sein des populations algériennes, leurs conséquences sur la déstructuration de toute une société traditionnelle, et l’émergence d’une société urbaine, celle de l’Algérie contemporaine.