Balibar, héritier des héritiers

Une des satisfactions que procure Étienne Balibar, qui publie deux tomes de ses textes avec Histoire interminable et Passions du concept, est de donner à voir comment une pensée forte peut féconder la méditation d’héritiers capables eux-mêmes d’une autre pensée forte. Point n’est besoin de citer ou de laisser entendre ce qu’il en est de l’origine de tel thème pour que soit reconnaissable un tour d’esprit. Par exemple, la dilection pascalienne opposée à la tentation de la métaphysique.


Étienne Balibar, Histoire interminable (Écrits I) et Passions du concept (Écrits II). La Découverte, 2 vol., 308 et 276 p., 22 € chacun


Quatre des cinq grands noms de la génération structuraliste se sont éteints au début des années 1980. Seul Lévi-Strauss a vécu bien au-delà et assuré en quelque sorte sa propre succession. Lacan était certes octogénaire en 1981, mais Barthes n’avait pas soixante-cinq ans lorsqu’il fut renversé par une camionnette en sortant du Collège de France. Foucault avait cinquante-sept ans lorsqu’il est mort du sida et Althusser avait soixante-deux ans quand il fut interné en hôpital psychiatrique à la suite du drame qui fit les choux gras de la presse. Le structuralisme était apparu au milieu des années 1960, avec la publication presque simultanée d’ouvrages majeurs de ces cinq grands penseurs. Quand la plupart d’entre eux disparaissent avant l’âge de la retraite, il n’est pas surprenant que ce mouvement intellectuel lui-même paraisse condamné. Il avait eu la vigueur d’une mode, il disparaît avec ses fondateurs. Il est démodé. S’ils avaient vécu un peu plus longtemps, ils se seraient sans doute démarqués de ce que l’on n’ose appeler l’orthodoxie structuraliste ; leurs voies auraient peut-être divergé. Les derniers écrits de chacun d’eux incitent à le penser, tout comme l’évolution de Lévi-Strauss après ses Mythologiques.

Histoire interminable et Passions du concept, d'Étienne Balibar

Quoique le mot « structuralisme » soit désormais banni du vocabulaire – sauf à parler de « post-structuralisme », ce qui n’a aucun sens théorique –, l’influence considérable que chacun d’entre eux a exercée dans son domaine est loin d’être éteinte, même si la mode actuelle est plus favorable à Foucault qu’à Barthes. Mais ils n’ont pas eu à proprement parler de disciples – hormis Althusser dont on ne lit plus les textes théoriques puisqu’il était communiste et que cela ne se fait plus. C’est peut-être parce qu’Althusser aura été fondamentalement un professeur, ce qui n’est pas la même chose qu’enseigner au Collège de France. Il est difficile de savoir après coup et de l’extérieur comment a pu procéder la formation qu’il a donnée, mais il est possible de regarder qui il a accueilli dans la collection « Théorie » qu’il dirigeait aux éditions Maspero : Alain Badiou, Pierre Macherey, Emmanuel Terray, Dominique Lecourt, d’autres encore qui restent connus. Ajoutons les noms des coauteurs de Lire le Capital, ouvrage collectif publié d’abord en 1965 sous la direction d’Althusser : on y trouve Jacques Rancière ainsi qu’Étienne Balibar, âgé à l’époque de seulement vingt-trois ans.

Cette liste ne comprend pas la totalité des philosophes notables de cette génération ; en est absent, par exemple, Jacques Bouveresse qui aura joué un rôle considérable dans la découverte par les Français de Wittgenstein et de la philosophie analytique. Elle contient seulement ceux que, d’une manière ou d’une autre, on peut qualifier d’héritiers d’Althusser, sans doute le seul professeur de cette génération à avoir exercé une telle influence, comparable par l’intensité de son rayonnement à ce qu’avait été celle d’Alain avant la Seconde Guerre, avec des élèves aussi disparates que Simone Weil, Raymond Aron, Georges Canguilhem ou Julien Gracq. Ces listes nous paraissent hétérogènes même s’il n’est pas difficile d’y déceler des points communs, politiques en particulier. Cette hétérogénéité même nous importe car nous y voyons la diversité des chemins possibles à partir d’un maître, ou, s’agissant d’Althusser, un de ceux que lui-même aurait pu emprunter si son travail intellectuel ne s’était arrêté avec cette brutalité.

Ce n’est pas minorer Étienne Balibar que le regarder comme le plus fidèle althussérien. C’est au contraire honorer sa créativité. Durant les quatre décennies qui nous séparent de l’effacement de l’auteur du Pour Marx, Balibar a tracé une ligne qui n’a pas été infléchie par son exclusion du Parti communiste. Ses choix successifs sont ceux d’un homme libre mais son cheminement n’a pas dévié pour l’essentiel.

Histoire interminable et Passions du concept, d'Étienne Balibar

Étienne Balibar, chez lui, à Paris (mars 2020) © Jean-Luc Bertini

Son éditeur, qui ne s’appelle plus « Maspero », lui a proposé de rassembler en six volumes ses écrits épars. Les deux premiers viennent de paraître. Celui qu’il a intitulé Passions du concept est éclairé par la figure d’Althusser même si son nom n’apparaît pas dans la table des matières. En revanche, un gros ensemble (et de nombreuses allusions) est consacré à Foucault, en qui Balibar reconnaît un autre maître – à ceci près que son influence est plutôt passée par la lecture des Mots et les choses que par une relation personnelle. Ce livre, qui a apporté la célébrité à son auteur, serait actuellement sous-estimé et l’on ne peut qu’approuver Balibar quand il juge que ce serait à tort. On est surtout impressionné par le brio avec lequel il tente de rapprocher Foucault de Marx, non certes que le structuraliste serait marxiste – encore qu’il l’ait été du temps de ses premiers écrits, avant de l’oublier activement et de faire supprimer les chapitres compromettants lors de la réédition en 1962 de Maladie mentale et personnalité. Mais on peut trouver des modes de pensée plus proches qu’on ne l’aurait imaginé, surtout quand le Marx qu’il a à l’esprit est celui que lisait Althusser, lequel était attentif à ce qu’écrivait Foucault, comme d’ailleurs à la démarche de Lacan, qui le touchait au cœur de son affectivité.

De Foucault, Balibar retient tout particulièrement le concept de points d’hérésie, qu’il juge aussi important que celui d’épistèmè, quoiqu’il ait moins retenu l’attention. Il en fait le cœur de son livre et l’utilise, entre autres, pour mesurer l’écart entre le prince et le populaire dans la pensée machiavélienne. Ceux qui se rappellent avoir lu le petit livre posthume d’Althusser intitulé Machiavel et nous ne seront pas surpris de voir l’usage que peut en faire un théoricien communiste. L’insistante présence de Pascal surprendra sans doute davantage.

On pourrait être tenté d’ironiser sur l’incapacité dans laquelle aurait été Althusser de se débarrasser tout à fait du christianisme de sa jeunesse. Balibar n’est pas un homme méchant et lorsqu’il écrit l’évidence : « Althusser était un lecteur assidu de Pascal », il ajoute immédiatement : « mais quel philosophe français ne l’est pas ? ». Il n’est pas sûr que l’avocat doive présenter pareille défense car il y a de solides raisons pour être pascalien quand on est marxiste à la manière d’Althusser. Même si Balibar ne le dit pas dans ce livre, c’est d’abord l’anticartésianisme de Pascal qui importe, en particulier dans la manière dont est pensée la relation entre la science et ce qu’Althusser appelle « théorie » : la reconnaissance d’une « coupure épistémologique » par opposition à la continuité métaphysique. Balibar insiste plutôt sur l’idée de prise de parti dans le champ théorique, thème que Pascal rapproche de celui du pari. On a aussi là un point commun entre le psychanalyste et le « théoricien politique marxiste » : ni l’un ni l’autre « ne sont (et ne pensent) à l’extérieur de la situation qu’ils analysent ». Ils sont, comme dirait Pascal, « embarqués ».

Histoire interminable et Passions du concept, d'Étienne Balibar

Ce thème est loin d’être secondaire : il détermine l’autodéfinition du théoricien communiste comme celui qui s’inscrit dans un cadre nécessairement conflictuel. Si l’on admet une telle généralisation de la notion de lutte des classes, on peut comprendre que la théorie politique machiavélienne soit perçue comme relevant d’un état d’esprit proche. Alors que les classiques voyaient la crise comme une exception, l’auteur du Prince en fait le moment de vérité, « critique » au sens où c’est là que l’on peut juger de l’essentiel. Balibar est conscient que l’on retrouve ainsi Carl Schmitt, qui campe certes sur l’autre bord politique mais accorde aussi ce primat théorique à la situation exceptionnelle. Ainsi s’explique la définition althussérienne : « la philosophie représente la politique auprès des sciences, et les sciences auprès de la politique » ; elle a donc vocation à « disparaître dans son intervention ». À ceci près que Pascal aurait dit « religion » là où Althusser dit « philosophie », on est dans un mode de pensée comparable. Cette définition explique aussi l’effort constant pour éviter le mot « philosophie » et y préférer le mot « théorie ». D’où aussi l’insistance sur la notion d’épistémologie, comme si elle devait remplacer celle de philosophie, dont elle serait une variante matérialiste.

Dans cette logique du conflit se pose immanquablement la question de savoir d’où l’on parle, c’est-à-dire « d’où proviennent les problèmes théoriques qui requièrent l’effort de la pensée à un moment donné ». Balibar évoque de façon touchante cette question que lui a posée Robert Linhart, le brillant intellectuel qui s’est enfermé dans le silence. On pourrait aussi penser au psychanalyste qui ne s’autorise que de lui-même.

Être communiste, fût-ce hors du Parti, ne peut se réduire à la « pratique théorique » d’un universitaire qui se tiendrait éloigné de la « pratique concrète », ces conflits réels auxquels est confrontée l’humanité. C’est l’objet du premier volume de la série, intitulé Histoire interminable. D’un siècle l’autre, que d’évaluer la portée de moments historiques qui ne parviennent pas plus à « passer » que la guerre de 14. Ainsi d’Octobre 1917 un siècle après ou de Mai 68 dont l’évaluation reste à faire. Il n’y a pas que les « traces », il y a aussi les « frontières », et des conflits encore vifs comme ceux du Proche-Orient ou les difficiles relations entre l’Algérie et la France. Et ce livre « historique » se clôt, à défaut de vraiment se conclure, sur une série d’interrogations à propos de ce que pourrait être un socialisme du XXIe siècle. Il constitue ainsi une bonne ouverture vers les écrits plus techniques que regroupe Passions du concept.

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