Les Bretons sans les clichés

Les quatre auteurs de cette Histoire populaire de la Bretagne ont déjà donné, en 2017, la très bonne Histoire populaire de Nantes qui modifiait grandement la vision générale que l’on pouvait avoir de cette ville active et prospère. On y apprenait que le peuple n’était pas à la fête. Ainsi, au XVIIIe siècle, si les armateurs nantais multiplient par six leur patrimoine, 60 % de marins enrôlés à bord de navires négriers mouraient avant 30 ans, et leur taux de mortalité au cours d’une expédition était supérieur à celui des captifs : « un esclave est une ‟denrée” plus précieuse qu’un simple matelot » ! L’Histoire populaire de la Bretagne commence à la Préhistoire pour s’achever du côté de Notre-Dame-des-Landes. Son intérêt vient du fait qu’il brise sans difficulté le beau sentiment d’unité sociale et d’homogénéité consensuelle.


Alain Croix, Thierry Guidet, Gwenaël Guillaume et Didier Guyvarc’h, Histoire populaire de la Bretagne. Presses universitaires de Rennes, 492 p., 20 €


Certes, les auteurs de cette Histoire populaire de la Bretagne conviennent qu’il est difficile de définir « le peuple », d’autant que les catégories sociales varient : l’instituteur du début du XXe siècle était un notable ; qu’en est-il aujourd’hui du professeur des écoles dans une ZEP à Brest ? De plus, les documents manquent souvent ; l’existence des « gens ordinaires » ne se retrouve que dans des sources indirectes : documents fiscaux, judiciaires, chansons populaires, journaux de voyage…

Dans cette histoire longue, le village gaulois n’a rien de chaleureux, avec des gens du peuple si grevés de dettes qu’ils sont contraints de se donner aux nobles qui les traitent en esclaves. À la fin du Ve siècle, les migrations des Bretons insulaires, qui traversent la Manche pour s’installer en Armorique, n’auraient pas été aussi pacifiques que l’on se plait à le croire. La Bretagne, loin d’être un repli, devient une mosaïque : outre des Gaulois et des Bretons, on y rencontre des Francs, des Saxons, des Frisons, des Goths et même des Maures, venus avec les Romains… De fait, « s’il existe une frontière linguistique au XIXe siècle, il n’y a rien de semblable au haut Moyen-Âge ». Pourtant, assez vite la région acquiert une spécificité qui autorise une expansion au détriment du pouvoir carolingien. Mais l’accroissement de la puissance bretonne, sous le fameux Nominoë, dégrade la situation des petits paysans libres qui croulent sous les impôts. Plus grave, à la fin du IXe siècle, les élites politiques et religieuses fuient face aux incursions vikings, abandonnant les paysans.

Alain Croix, Thierry Guidet, Gwenaël Guillaume et Didier Guyvarc'h, Histoire populaire de la Bretagne

Quatre images bretonnes : La rentrée au port. Estampe de Jean Emile Laboureur (1913) © Gallica/BnF

La féodalité ne s’installe que lentement, et la meule à bras individuelle s’oppose au moulin banal jusqu’au XIIe siècle. Cependant, la condition paysanne est pire qu’à l’époque carolingienne. La croissance du XIe au XIIIe siècle touche peu les masses paysannes. On observe au XVe siècle une prostitution déjà développée dans les villages bretons, de même qu’une émigration due à la misère. Lorsque les taxes deviennent insupportables, c’est toute la paroisse qui menace de déguerpir et de s’installer ailleurs. Les guerres sont incessantes et les sièges s’appliquent à incendier les faubourgs et à affamer les populations des villes quand l’artillerie est défaillante. Il est d’usage de piller la cité qui a résisté et de massacrer ses habitants. C’est pourquoi les détachements de soldats en déplacement doivent prendre garde car la vengeance des populations les guette. Il va sans dire que « le peuple » reste étranger aux combinaisons politiques de la noblesse et de la haute bourgeoisie mais cherche simplement à subsister. Le roman national breton – forgé au XIXe siècle – oublie qu’à la célèbre bataille de St-Aubin-du-Cormier combattent dans le camp « breton » le futur roi de France Louis XII et dans le camp « français » le vicomte de Rohan… Quant à la « bonne duchesse Anne », elle fait donner des troupes espagnoles ou anglaises contre ses sujets qui refusent de payer l’impôt !

« L’âge d’or » de la Bretagne (XVIe et XVIIe siècles) signifie que la vie dans la province est « moins pire » qu’ailleurs grâce à l’expansion du sarrasin qui pousse sur les sols pauvres et aux landes qui permettent l’élevage. Au XVIIe siècle, des convois de milliers de chevaux et de bovins dignes des westerns quittent la Bretagne ! L’industrie n’est pas absente : 1/8 de la valeur des exportations vers l’Amérique est produit par les toiles bretonnes en lin. La pauvre Mme de Sévigné, qui se plaint que son carrosse est embourbé, ignore que l’essentiel des échanges se fait par voies d’eau avec de nombreuses rivières navigables. Et que dire du beurre qui est une réelle spécificité car, la Bretagne étant exemptée de la gabelle (l’impôt sur le sel), point n’est besoin de fabriquer du fromage ? Le vin n’est pas en reste : « L’alcoolisme devient un modèle social, en raison de la consommation dans la noblesse et, sans doute plus encore, dans le clergé ». Du côté de Quimper, certains presbytères accueillent des tavernes. Les saints prolifèrent d’une manière « illimitée » et le peuple de Nantes invente même, pour les enfants qui tardent à marcher, le culte de saint Allant et saint Venant.

Ceci explique pourquoi le protestantisme ne touche pas le peuple et pourquoi aussi il y a si peu de procès en sorcellerie puisqu’elle est partout… L’Église, à partir des années 1640, va tenter d’éradiquer ces pratiques considérées comme « superstitieuses » et envoyer les fameuses « missions » dans les paroisses. Une cinquantaine de prêtres, pendant un mois, dispensent un enseignement religieux intensif, et en langue bretonne, que le fameux jésuite, le père Maunoir, aurait appris en une nuit. Un prêtre observe : « Le peuple de Cornouailles ne diffère des Canadois [les Iroquois] que du seul baptême ». Guerres de religion, famines, pestes, sont bien présentes dans cet « âge d’or ». C’est exceptionnellement un avantage, comme lorsque les pestiférés… cambriolent la nuit des maisons à Vitré !

Alain Croix, Thierry Guidet, Gwenaël Guillaume et Didier Guyvarc'h, Histoire populaire de la Bretagne

Quatre images bretonnes : Le calvaire breton. Estampe de Jean Emile Laboureur (1913) © Gallica/BnF

Des contradictions surviennent : face à la terrible répression qui s’abat sur les émeutiers, opposés aux taxes sur le papier timbré et le tabac, en 1675, apparaît la fascination du grand large et de l’exotisme. Mais surtout, c’est bien « cet air de liberté et d’indépendance » des marins revenus à terre qui frappe les sédentaires.  Toutefois, pour la première fois, la politique nationale de Louis XIV – protectionnisme industriel et guerre économique contre l’Angleterre – heurte la politique régionale d’exportation bretonne mondialisée.

La Révolution n’est pas négligée, avec toute la complexité de la chouannerie nourrie de liens au terroir, d’esprit anti-citadin – voire anti-bourgeois – et de rejet de la conscription. Puis, au XIXe siècle, s’impose « la Bretagne éternelle ». Dans la belle « civilisation paroissiale » qui est rêvée par un clergé que la monarchie a renoncé à contrôler politiquement depuis 1815, une belle prière recommande « que le riche s’enrichisse et que le pauvre reste dans son état ». La reprise en main par l’Église du peuple rural suscite des vocations et modifie la pratique dans un sens affectif : Jésus avec la Passion supplante le Père, et le culte marial connaît une spectaculaire diffusion.

Pour capter la piété populaire, les saints bretons réapparaissent. Alors qu’à partir du milieu du siècle de grandes églises se bâtissent, la situation économique se détériore : le peuple reste petit de taille et mal nourri. La consommation de la pomme de terre, « nourriture des pauvres et des pourceaux », par bonheur, se développe. En 1845, comme en Irlande, elle est attaquée par le mildiou et renforce le contingent des mendiants qui s’élève à 100 000 en Bretagne. Les petites forges disparaissent, de même que l’industrie textile rurale. La démographie forte plonge dans la misère les petits agriculteurs. Commence alors l’émigration subie et définitive à Nantes ou à Saint-Nazaire – plus tard, ce sera Paris –, chemin de fer aidant. De là, le profil des Bas-Bretons alcooliques envahisseurs, « pauvres, ignorants, mal vêtus, sales et même s’adonnant à des vices grossiers ».

Alain Croix, Thierry Guidet, Gwenaël Guillaume et Didier Guyvarc'h, Histoire populaire de la Bretagne

Quatre images bretonnes : L’arrivée du poisson. Estampe de Jean Emile Laboureur (1913) © Gallica/BnF

Il est vrai que l’on passe du choléra nantais à la tuberculose parisienne qui touche deux fois plus les Bretons. En 1901, plus de 16 000 Bretonnes deviennent bonnes à Paris avec les conséquences que l’on devine touchant les filles-mères et la prostitution. Les côtes, avec les marins « inscrits maritimes » depuis Colbert, se dépeuplent moins et se diversifient idéologiquement : le sud de la Cornouaille finistérienne se compare même à… la banlieue rouge ! Les crises de la sardine conduisent à la pêche au large et, même si des conserveries s’implantent, inaugurant la division du travail, l’industrialisation en Bretagne tarde : en 1900, seulement 22 % des Bretons résident en ville alors que 44 % des Français sont citadins. Pourtant, en 1870, un journal nantais n’hésite pas à parler, dans une ville où l’on sait ce que le mot signifie, de la « traite » des Bas-Bretons nécessaires à l’industrie. Ceci n’empêche pas l’apparition de syndicats, y compris celui des femmes qui demandent à être payées à l’heure et non plus au « mille » de sardines mises en boîte, et auxquelles l’Église refuse tout sacrement. Et pourtant, en 1905, Bécassine apparaît, créant un vrai syndrome d’identité négative. L’Assiette au beurre, journal satirique anarchiste, va jusqu’à décréter le Breton « nègre de la France » à civiliser d’urgence. À l’inquiétant chouan succède le sauvage armoricain cagot. La guerre de 14 se chargera de brasser les populations.

Sur la couverture du livre se trouve, bien évidemment, une des photos politiques les plus célèbres : lors de la grève du Joint français en 1972, Guy, ouvrier, pleurant de rage, tient par le col un CRS qui n’est autre que Jean-Yvon, son vieux copain… qui ne participera pas à la charge contre les grévistes réclamant une augmentation de 70 centimes de l’heure. Cette Histoire populaire de la Bretagne s’attaque à nombre d’idées reçues et, tout en étant allégrement rédigée, donne accès à une somme érudite particulièrement fertile touchant le politique autant que le social, l’économique et le culturel. Après lecture, il est impossible de concevoir la Bretagne comme avant.

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