Les cultures de l’araignée

Voici une somme sur une créature parmi les plus mal aimées : l’araignée. Depuis l’Arachné des Métamorphoses d’Ovide jusqu’à des créations contemporaines, elle promène ses huit pattes et sa réputation inquiétante dans une multitude de récits. Dans la toile d’Arachné examine la place qu’elle occupe dans l’imaginaire occidental aux XIXe et XXe siècles en proposant des Contes d’amour, de folie et de mort français mais aussi allemands, américains, anglais, argentins et italiens (en version bilingue, le cas échéant), agrémentés d’illustrations.


Dans la toile d’Arachné. Contes d’amour, de folie et de mort. Textes réunis, commentés et traduits par Sylvie Ballestra-Puech et Évanghélia Stead. Jérôme Millon, coll. « Nomina », 724 p., 33 €


L’araignée, créature perçue comme maléfique, voire diabolique, a toute sa place dans la littérature fantastique, qui occupe une grande partie des textes ici réunis. Le tissage étant fréquemment perçu comme une activité féminine, l’araignée est généralement identifiée comme femelle. En argot, le mot désigne une prostituée, ce qui traduit une forte connotation sexuelle ; sexe et tissage font si bon ménage que l’hymen a parfois été comparé à une toile d’araignée (aujourd’hui encore, l’appellation « broderie » ou « broderie intégrale » peut désigner la reconstitution chirurgicale de l’hymen, voir Broderies de Marjane Satrapi, L’Association, 2003).

Dans la toile d’Arachné. Contes d’amour, de folie et de mort Araignée

« Maman » de Louise Bourgeois, à Ottawa

La réputation funeste de l’araignée femelle qui dévore son partenaire mâle autorise une multitude de variations sur le thème de la femme fatale. C’est un animal associé à la mort, mais aussi à la folie (la célèbre « araignée au plafond »), et non seulement à l’amante mais également à la mère ; on pense par exemple à la sculpture Maman de Louise Bourgeois, une gigantesque araignée de métal – Françoise Frontisi-Ducroux la mentionne même dans Ouvrages de dames. Ariane, Hélène, Pénélope… (Seuil, 2009). « Tissage » et « texte » ayant la même origine, sans parler des musiques et danses liées à l’araignée (comme la tarentelle), la petite bête est enfin une métaphore de l’artiste en général et de l’écrivain en particulier.

Dans la toile d’Arachné rassemble essentiellement des nouvelles, pleines de toiles et d’empoisonnements, de frayeurs nées d’apparitions réelles ou fantasmées. La longueur, la langue et surtout la tonalité varient, du macabre au grotesque. Au fil des fictions et des commentaires, il apparaît que l’araignée funeste est surtout le produit de projections de la psyché humaine, chaque histoire s’ajoutant, telle une maille supplémentaire, à la toile très riche des mythes qui entourent l’arthropode. En témoigne le commentaire d’une nouvelle de Silvina Ocampo : « La vérité s’apprend de la bouche des enfants et la main des enfants administre la mort. ‟La Noce” de Silvina Ocampo (1903-1993) est un bonbon acidulé. Son âcre saveur n’empêche pas qu’il soit un bonbon, et que, comme un jeu d’enfant trop sophistiqué, il trouble de même qu’il enchante. La rivalité entre deux cousines de vingt ans est abordée à travers le regard d’une petite fille, Gabriela […] La nouvelle d’Ocampo a tout d’un rêve qui tourne au cauchemar. On ne s’attendrait donc pas que le mythe vienne s’inscrire dans un décor somme toute insignifiant et une histoire qui flirte avec le roman sentimental. Pourtant… Dans le sourd antagonisme des deux cousines autour d’une question qui peut préoccuper les jeunes filles (qui se mariera la première ?), il est possible de lire la concurrence entre Athéna et Arachné selon de nouveaux paramètres ».

L’un des textes essentiels – seul essai du recueil – est celui de Primo Levi sur l’arachnophobie : qu’est-ce qui peut bien justifier une telle révulsion envers cette créature ? Levi s’attache avec rationalité à éliminer une hypothèse après l’autre et ne sort de l’aporie qu’en évoquant la genèse de sa propre arachnophobie : la représentation d’Arachné par Gustave Doré illustrant le Purgatoire de la Divine Comédie de Dante, reproduite après le commentaire sur ce texte. Les illustrations, soigneusement choisies, ne sont pas légion en regard du nombre de textes, mais d’autant plus frappantes. Moins connue sans doute que l’Araignée souriante d’Odilon Redon qui figure en couverture, cette Arachné en cours de métamorphose (« déjà mi-aragne ») tire sa puissance de sa part d’humanité.

Dans la toile d’Arachné. Contes d’amour, de folie et de mort Araignée

« Arachne », par Gustave Doré. Illustration du Purgatoire de Dante

L’analyse des mythes, des motifs et de leurs antécédents est très riche et propose des idées et des rapprochements qu’un lecteur moins averti ou moins connaisseur de différentes langues n’aurait pas nécessairement perçus. Ce livre ne fera pas aimer les araignées à qui ne les aime pas, mais il nous aide à mieux comprendre quelles sont les constructions mentales qui leur donnent une telle importance littéraire et culturelle. À l’instar de cette araignée qui devient un avatar de l’écrivain, on est presque tenté après cette lecture de tisser une nouvelle toile pour explorer la place de l’araignée dans la culture contemporaine (du Seigneur des anneaux à Harry Potter en passant par Spider-Man et Le voyage de Chihiro) ou dans les cultures extra-européennes à travers le mythe d’Anansi, entre autres, ou ceux qu’évoque Kassia St Clair dans son histoire du textile (The Golden Thread. How Fabric Changed History, John Murray, 2019) : « Peut-être en raison de leur rôle à la fois créateur et destructeur, les arachnides apparaissent dans les mythes cosmogoniques de plusieurs cultures, celles des habitants du Pérou précolombien, des Akans du Ghana et de certaines tribus amérindiennes. Les Hopi et les Navajo ont par exemple imaginé un hybride femme-araignée qui aurait créé le cosmos en tissant nuages et arcs-en-ciel sur un immense métier à tisser […] Neith, une déesse de la sagesse dans l’Égypte antique, était associée aux araignées, tout comme Uttu, une déesse mésopotamienne chargée de tout ce qui touchait aux femmes ».

C’est le principe de compilation qui fait la valeur particulière de cet ouvrage ; pris isolément, la plupart des textes présentent un intérêt stylistique ou dramatique limité, mais ils prennent toute leur saveur dans l’intertextualité, dans la façon dont ils résonnent entre eux, sur le fond et sur la forme. Voilà le cœur de la démarche de Sylvie Ballestra-Puech et Évanghélia Stead, qui indiquent dans la postface combien les occurrences littéraires et culturelles de l’araignée sont nombreuses, au-delà des textes et des illustrations qu’elles ont choisis. Il fallait bien quatre mains pour s’attaquer à un travail aussi vaste et minutieux à la fois, d’autant qu’il s’agit d’une entreprise double de traduction et d’analyse littéraires.

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