Avec Le culte des images avant l’iconoclasme, les éditions Macula publient un court volume d’une densité remarquable qui en fait une véritable petite somme dévolue à la réflexion. Aux soixante-dix pages du long article d’Ernst Kitzinger et aux soixante-dix autres comprenant ses notes, s’ajoute en effet un florilège de même longueur de la quarantaine de textes anciens qu’il cite, le tout revu et corrigé par l’auteur lui-même avant sa mort, en 2003. Son traducteur, le philosophe Philippe-Alain Michaud, y a adjoint une postface ainsi que la transcription de l’allocution que l’historien d’art Hans Belting prononça en hommage à Kitzinger en 1985 à Munich.
Ernst Kitzinger, Le culte des images avant l’iconoclasme (IVe-VIIe siècles). Trad. de l’anglais par Philippe-Alain Michaud. Macula, coll. « La littérature artistique », 256 p., 18 €
Belting y rappelait que l’auteur du Culte des images avant l’iconoclasme, Allemand juif né en 1912, avait obtenu son doctorat in extremis en Allemagne fin 1934, juste avant de s’exiler aux États-Unis où il effectua l’essentiel de sa carrière et renouvela profondément sa discipline, la byzantinologie. Hormis des spécialistes, pour lesquels le texte constitue depuis sa parution une référence, son nom restait donc à peu près inconnu du lectorat francophone, qui ne disposait jusqu’à présent que de la brève mais pénétrante étude qu’avait consacrée Kitzinger aux Mosaïques byzantines israéliennes, étude éditée par l’UNESCO en 1965.
Les lignes par lesquelles s’ouvre Le culte des images avant l’iconoclasme, rédigé dix ans auparavant, permettent d’en mesurer d’emblée l’ambition et la portée au-delà des cercles spécialisés. « Dans toute l’histoire de l’art européen, écrit Kitzinger, il n’y a peut-être pas d’événement plus décisif que l’adoption de l’image taillée par l’Église chrétienne. Si le christianisme avait persisté dans le rejet catégorique des images, ou même de toute forme d’art, auquel il s’était tenu durant les deux premiers siècles de son existence, le courant majeur de la tradition gréco-romaine aurait été arrêté ».
Quelque chose du destin des images dans la culture européenne, et par rebond de l’histoire de son art, s’est donc joué entre le rejet originel de l’iconophilie et l’iconoclastie proprement dite survenue au VIIIe siècle à Byzance, soit au cours « d’une période qui était apparue pendant longtemps comme un vide entre l’Antiquité et le Moyen Âge », comme le rappelle Michaud, reconnaissant à Kitzinger un rôle de pionnier dans l’exploration de ce moment crucial.
Celui-ci s’ouvre dans la seconde moitié du IVe siècle, au cours de laquelle l’hostilité affichée jusque-là contre les images cède le pas à « certains auteurs [qui] commencent à évoquer l’art pictural chrétien en termes positifs », relève Kitzinger, tandis que saint Augustin mentionne pour la première fois que cet art suscite l’adoration de certains fidèles. Le culte des images croît ensuite presque continûment, si bien « qu’à la fin du VIe et pendant le VIIe siècle, les pratiques dévotionnelles devant les images devinrent tout à la fois élaborées, usuelles et intenses ».
Ce processus historique, Kitzinger le documente exclusivement, dans son article, à partir de sources textuelles, et non pas iconographiques. Ce qui ne signifie pas que ces sources soient plus savantes. De fait, note l’auteur, « on ne rencontre aucune tentative pour élaborer systématiquement une théorie chrétienne des images avant le VIe siècle ». C’est qu’en réalité le phénomène n’a pas été impulsé par les clercs, qui ont réagi tardivement sur ce sujet, que ce soit pour défendre ou pour condamner l’adoration des icônes. « La défense était en retard sur l’attaque, comme l’attaque l’avait été sur la pratique. » Kitzinger avance d’ailleurs en ce sens que « ce relâchement de tout contre-pouvoir venu d’en haut fut l’un des grands facteurs du développement du culte des images ».
Aux derniers temps de l’ère examinée par l’auteur, avant la réaction iconoclaste, on assiste cependant à une reprise théorique de l’iconophilie profane (si l’on peut dire) en vue de la réinscrire dans l’orbe théologique, ou plus exactement apologétique. Les thèses anagogiques développées au début du VIe siècle par le Pseudo-Denys, selon lesquelles l’expérience sensible peut élever l’âme vers la sphère de l’intelligible, sont par exemple étendues aux images à la fin du même siècle pour en faire, avec Grégoire le Grand, les véhicules de l’historia biblique auprès des illettrés. Assignation didactique qui s’accommode mal de l’exaltation émotionnelle que provoquaient pourtant, au IVe siècle cette fois, les images pieuses chez Grégoire de Nysse, mais qu’elle vise précisément à réorienter dans une direction proprement pédagogique.
De cette réaction, commente Kitzinger, « deux développements intervenus dans le champ de la théorie apologétique sont particulièrement significatifs : une préoccupation croissante pour les relations de l’image avec son prototype (plutôt qu’avec son spectateur) et une croyance renforcée dans la capacité de l’image à véhiculer la puissance divine ». Cette seconde fonction fut l’objet de l’intégration de l’adoration dans le discours clérical. Quant à la première, elle a suivi un processus mis en évidence par l’homologue français de Kitzinger, André Grabar (dont les éditions Macula ont publié en 1992 Les origines de l’esthétique médiévale), qui montre que l’icône a peu à peu relayé, sans s’y substituer tout à fait, la relique dans l’ordre de la dévotion.
Cette convergence explique le rôle particulier qu’ont alors pu jouer « les images non faites de main d’homme (acheiropoietai) » dans l’intensification des pratiques cultuelles, puisqu’elles semblaient émaner directement du prototype divin comme les reliques étaient issues du corps du martyr. Dans ces conditions, écrit Michaud, « l’image culte n’entretient pas un lien de ressemblance avec son modèle mais, comme la relique, un lien de similitude avec son origine ». Or, soutient Michaud dans sa postface, comme il le faisait en introduction de son essai de 2002, Le peuple des images (Desclée de Brouwer), où il annonçait déjà la traduction française du Culte des images avant l’iconoclasme, c’est dans ce passage du fragment corporel enchâssé à l’image que réside l’« invention » iconographique chrétienne. « Le christianisme n’a pas inventé le culte des images, mais un type singulier de relation entre adoration et bidimensionnalité reposant sur une équivalence entre corps et surface. »
Relation si singulière, en effet, qu’elle a contribué à singulariser le christianisme lui-même tel qu’il s’est constitué à cette époque en accordant alors aux images planes une centralité inédite dans l’économie de la dévotion et des discours censés en encadrer la pratique. L’invocation de l’héritage romain, notamment iconographique, n’a pas seulement permis au christianisme de se soustraire peu à peu à la domination byzantine, elle a contribué à le détacher, progressivement mais sûrement, de son héritage proche-oriental. Un cousin de Kitzinger, lui aussi byzantiniste, Richard Krautheimer, dans l’une des études qui composent son Idéologie de l’art antique. Du IVe au XVe siècle (Gérard Montfort, 1995), a retracé cette émancipation qu’il situe pour sa part au VIIIe siècle, mais dont l’aboutissement apparaît, à la lecture du présent ouvrage, comme la récolte des fruits d’une maturation engagée tout au long des siècles précédents.
En retour, la condamnation des images telle qu’elle s’affirma effectivement à Byzance au début du VIIIe siècle pouvait donc apparaître comme un moyen de dénoncer cette séparation. Mais le fait, comme l’observe Kitzinger, que « les attaques contre les images serv[iss]ent simplement de moyens dramatisés pour ébranler les chrétiens dans ce qui, à l’évidence, était devenu un élément vital de leur existence religieuse » ne concerne pas, en l’occurrence, la querelle byzantine – non pas les relations du christianisme avec son second foyer mais avec ses origines religieuses, et ces invectives provenaient notamment des théologiens juifs. Un antagonisme se noue alors autour de la question des images, car « c’est précisément à cette époque que la défense de l’adoration des images commence à jouer un rôle dans les écrits polémiques dirigés contre les juifs ». C’est peu dire, dans ces conditions, et pour paraphraser la conclusion de Philippe-Alain Michaud en en tordant aimablement le sens, que Le culte des images avant l’iconoclasme de Kitzinger prouve que l’histoire en général et l’histoire de l’art en particulier gagneraient « une nouvelle intelligibilité en s’ouvrant à la byzantinologie ».