Morceaux de soi

Oscar Coop-Phane écrit comme il se rassemble. Si Morceaux cassés d’une chose ne se drape pas exactement dans les oripeaux de l’autoportrait, il n’en épouse pas moins les plus osés de ses contours : éléments d’une vie qui se disjoignent et se rassemblent, passé qui interfère sans cesse avec le présent, écriture que l’on dirait oblique, fuyante – mais non dénuée de sympathie, voire d’empathie.


Oscar Coop-Phane, Morceaux cassés d’une chose. Grasset, 160 p., 16,50 €


On dirait qu’Oscar Coop-Phane a toujours été comme ça, qu’il ressemble aux personnages de ses romans. Pourquoi ? Comment ? On ne sait pas, on le sent. On l’aperçoit du côté de Zénith-Hôtel (2012), Nanou la pute de rue, son « corps qui la gêne » ; ou peut-être Luc, parce qu’« il aime la cigarette, la bière et les mobylettes ». C’est elle, c’est lui. C’est pareil pour Demain Berlin, un an plus tard, les têtes d’ange et les gueules de bois, ceux qui s’en vont nulle part et reviennent de loin, s’aiment et se désaiment, baisent et rebaisent, boivent et reboivent, chutent et rechutent. C’est eux, c’est lui. Il suffirait juste d’avoir confirmation. L’écrivain à la rescousse de l’écrivain, celui qui se couche enfin, sur le papier. Dont acte : « Les éditeurs, souvent, parlent de matière romanesque. J’étais sous mes yeux ; je me suis saisi comme matière. »

Oscar Coop-Phane, Morceaux cassés d’une chose

L’adolescent qui se rêve en peintre raté et qui s’efface devant l’amoureux transi, lequel ne tarde pas à laisser place au petit tricheur invétéré, puis au drogué sans gloire et ainsi de suite. L’encre n’a pas le temps de sécher qu’Oscar Coop-Phane s’est déjà volatilisé. C’est la même personne et c’est personne. Un délébile tatouage.

On peut avancer les choses, la « chose », autrement : l’écrivain d’avant souffrait de ne pas se souvenir, l’écrivain de maintenant se souvient qu’il souffre. Il s’ensuit une sorte d’écriture des sens plutôt que du sens, comme si relater son histoire revenait nolens volens à explorer la mémoire de son corps. De plus en plus près. Et au plus vite : « J’écris souvent pour cela, pouvoir brûler une bonne fois ce que j’ai vécu ».

Exemplaire est à cet égard la description du viol dont Coop-Phane a été victime dans son enfance : « J’avais six ans, peut-être huit, peut-être dix. Ce dont je suis certain, c’est que ce jour-là, on m’a enculé. Ce n’est pas une formule. Un type m’a violé quand j’avais six ou dix ans. Ce serait hypocrite de dire que je ne veux accuser personne, puisque je ne me souviens plus des détails, non, je veux accuser tout le monde. Après, que ma mémoire flanche, franchement, je m’en ravis. » Étrange impression qui se dégage d’une scène à la fois crue et irréelle, la marque indistincte d’une « chose » pourtant distincte, comme une distanciation sans distance.

Oscar Coop-Phane, Morceaux cassés d’une chose

Oscar Coop-Phane © J.-F. Paga

On ne sait pas exactement où et comment naît un écrivain. On subodore bien que quelque « chose », quelque part, s’est détraqué, qu’il a fallu du temps pour réparer le temps et que c’est ce temps-là qui est entré, alchimiquement, dans le projet d’écriture. Ainsi en est-il du temps d’Oscar Coop-Phane, temps découpé qui se recoupe, temps qui saute, tressaute. De fait, rarement livre aura à ce point fait entendre un écrivain en train de se reconstruire au milieu, pour ne pas dire avec ses gravats : barman, il rêve d’être écrivain ; écrivain, il redevient barman… C’est un mouvement là encore imperceptible et qui se perçoit pourtant. Un insécable espace entre un je et un autre je, une question de posture et/ou d’imposture, comme un jeu d’écriture qui n’en finirait jamais : « J’ai peur de me prendre pour quelqu’un, de croire, ne serait-ce qu’un instant, que je suis légitime à faire ce que je fais. Je voudrais penser que j’écris comme un imposteur, que ce n’est pas grave ; l’arnaque, enfin, voilà un métier. »

Oscar Coop-Phane n’a jamais caché ses sources d’inspiration, d’admiration faudrait-il dire, comme il a plaisir à camper le portrait, dans le mitan du livre, d’un ancêtre d’exception. Le premier s’appelle Bove, le second Geoffrey Coope. D’un côté, un père de substitution, orphelin de la lettre, romancier de l’être comme il est : malingre, honteux, fautif ; de l’autre, un grand-père de fiction, espion britannique, inventeur de son nom (auquel il appose celui de l’amant de sa femme !), mais aussi braqueur, fumeur, buveur, séducteur. Ce sont en vérité deux fils d’une même trame qui conduisent au fils : sa manière d’écrire par-dessus l’épaule de la vie ; sa fragile et émouvante façon d’exister.

Ce n’est pas la petite Emmanuelle (tiens, ce prénom…) qui prétendra le contraire. Dans dix ans, dans dix livres, elle se souviendra encore de sa naissance, qui coïncida avec celle d’un écrivain : « elle n’avait pas de nom encore, mais c’était elle, sans détour ». Lui s’appelle son père. On dirait Oscar Coop-Phane. En tout cas, il lui ressemble.

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