Dans La ménagerie de verre de Tennessee Williams, le grand artiste européen Ivo van Hove met en scène « le pouvoir de l’intense fragilité », avec un magnifique quatuor d’acteurs.
Tennessee Williams, La ménagerie de verre. Mise en scène d’Ivo van Hove. Odéon-Théâtre de l’Europe. Jusqu’au 26 avril 2020. Tournée internationale jusqu’au 20 décembre 2020
Tony Kushner, dont la pièce Angels in America est toujours représentée en alternance à la Comédie-Française, a écrit une importante préface pour les œuvres complètes de Tennessee Williams, l’édition du centenaire (New Directions, 2011). Il voit dans l’auteur de The Glass Menagerie « le champion du pouvoir de l’intense fragilité, […] le porte-parole de ‟la race des êtres en fuite” ». Au cours d’un entretien publié dans le programme du spectacle, Ivo van Hove commente cette préface, reconnaît dans l’expression « intense fragilité » sa propre vision de la pièce. Il se dit particulièrement intéressé par une nouvelle, écrite antérieurement, « Portrait d’une jeune fille en verre», qui semble suggérer chez le personnage masculin une homosexualité secrète, impossible à révéler au théâtre en 1944.
La ménagerie de verre, le premier grand succès de son auteur, semble, par bien des aspects, autobiographique. Dans cette « pièce de mémoire » (« memory play »), le narrateur se rappelle un passé très proche de celui de Thomas Lanier Williams, Tom pour sa famille. Il a fui le huis clos d’un petit appartement à Saint-Louis, entre sa mère possessive, Amanda, et sa sœur Laura, « différente », il a fui la fabrique de chaussures où il devait travailler et où il se cachait pour écrire ses poèmes. Comme son père longtemps avant lui, il a abandonné les deux femmes à leur triste sort, à leur pauvreté, et ne peut se délivrer de sa culpabilité. Une différence majeure : Tennessee Williams n’a cessé de veiller sur sa sœur Rose, internée, lobotomisée en 1943, et il avait prévu une clause dans son testament en sa faveur. Il est mort en 1983, treize ans avant elle.
Le narrateur, Tom, devient le personnage au présent, en 1937, puisqu’il évoque Guernica. Ainsi, il est tout à la fois prisonnier de sa mémoire et d’une cohabitation pesante. Le partenaire indissociable d’Ivo van Hove, pour la scénographie et les lumières, Jan Versweyveld, a conçu un impressionnant espace scénique, très représentatif de cet enfermement, comme un souterrain ocre, juste relié à l’extérieur par une étroite volée de marches et le palier de l’escalier de secours, par une ouverture dans une paroi, le temps d’une averse. Même la collection de petits animaux en verre filé est enfermée dans un placard. Cette sensation d’étouffement est accentuée par un plafond bas, rare au théâtre. Mais cette espèce de caverne ne peut être fermée que de trois côtés. Parfois, les interprètes s’approchent du bord de la scène, pour fumer dans le cas de Tom, pour regarder la lune ; la clarté s’étend alors à la salle. D’une scène à l’autre, un rideau baissé permet une insensible modification des murs : la photo du père enfui, décrite par le narrateur, est devenue un portrait peint au milieu d’autres figures, ton sur ton, sujet à des modifications, des déplacements, un effacement, comme si le souvenir s’atténuait progressivement pour Amanda.
Ivo van Hove souhaitait travailler avec Isabelle Huppert depuis leur rencontre, une dizaine d’années plus tôt, il la considérait comme indissociable de son projet, qu’elle a tout de suite accepté. Après l’amorce du récit à l’avant-scène, l’ouverture du plateau fait découvrir l’actrice, affairée à ses fourneaux. Son apparition, en robe fleurie à manches courtes, répond à un effet d’attente inévitable à son degré de célébrité, d’abord au détriment du personnage. Le texte se divise en deux parties : « On se prépare à recevoir un galant », « La visite du galant », c’est-à-dire un fiancé possible pour Laura que sa mère voit déjà promise au pitoyable état de « vieille fille ». Au début, Isabelle Huppert se livre à une espèce de surenchère proche d’une « hystérie sous-jacente », selon l’expression de Tennessee Williams à propos de sa mère. Puis elle entre dans ces nuances que son metteur en scène célèbre : « Elle peut changer de registre, passer d’une émotion à l’autre comme ça, en une fraction de seconde. » Et reste inoubliable son très long silence, traversé des plus fines expressions du désarroi, d’une « intense fragilité », quand « le ciel s’écroule » : l’invité est sur le point de se marier.
« L’intense fragilité » se manifeste plus encore dans le personnage de Laura. Longtemps en retrait, menacée d’être éclipsée par sa partenaire, Justine Bachelet donne sa pleine mesure dans le tête-à-tête avec le galant, Jim, à la lueur des bougies, après la coupure d’électricité. C’est un très grand moment de théâtre, quand elle se laisse peu à peu apprivoiser, s’abandonne complètement à une sorte d’épiphanie, puis retombe dans la prostration. Daniel Jeanneteau, qui avait magnifiquement mis en scène la pièce (EaN n° 7), écrit dans sa préface à la traduction d’Isabelle Famchon, reprise pour ce spectacle : « Laura s’approche de très près de ce qui serait pour elle un miracle, pendant un temps très court elle vit l’inconcevable. » (Avant-scène Théâtre, collection des quatre-vents, 2017).
Formé comme Isabelle Huppert, comme Justine Bachelet, au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, Cyril Guei (Jim) est un superbe acteur, d’origine ivoirienne. La précision n’aurait pas lieu d’être si la pièce ne se déroulait à la fin des années 1930 dans le Missouri . Sans rien changer au texte, Ivo van Hove raconte peut-être une histoire autre, comme il aime le faire. « Tom a invité Jim, ce n’est pas pour sa sœur mais pour lui-même, parce qu’il est secrètement amoureux de lui, peut-être sans s’en douter. » Il ne pourrait imaginer que sa mère, élevée dans le Sud raciste, courtisée par de « jeunes planteurs, fils de planteurs » puisse considérer son ami comme un parti possible pour Laura, ce en quoi il se trompe. Amanda ne manifeste aucune surprise à l’arrivée de Jim : elle l’aurait déjà identifié sur les photos de classe et mettrait en lui tous ses espoirs, vu sa piètre opinion d’une fille si défavorisée par la nature.
Sa propre homosexualité prêtée par Tennessee Williams à Tom, évidente pour Ivo van Hove, est subtilement suggérée par Nahuel Pérez Biscayart. Acteur de cinéma et de théâtre, d’origine argentine, il a été repéré par le metteur en scène dans 120 battements par minute, le film de Robin Campillo. De tout son personnage émane aussi une intense fragilité, associée à une sensualité troublante. Il porte à une sorte de paroxysme un jeu physique, une présence corporelle, partagés par l’ensemble de la distribution. Amanda, vêtue de son ancienne « robe de très jeune fille » (costumes d’An D’Huys, collaboratrice régulière d’Ivo van Hove), tombe, au souvenir de ses succès d’antan, comme en un spasme érotique, repris sur le registre du désespoir lors de l’adieu de son fils. Laura, le plus souvent tapie au fond du décor, se love longuement contre la poitrine de Jim et se laisse entraîner dans une danse frénétique. Elle manifeste son attirance pour le torse nu de son frère, saute dans ses bras et l’enserre de ses jambes ; cette scène est revécue physiquement au moment du récit final de Tom qui n’a pu oublier sa sœur.
Dans le spectacle se succèdent diverses musiques venues du dancing voisin, de Charles Trenet à Miles Davis. Mais, à la fin, Laura fait entendre sur son vieux tourne-disque L’aigle noir, considérée comme la chanson de l’inceste après la publication posthume des Mémoires de Barbara. Dans sa préface à une autre traduction, celle de Jean-Michel Déprats, Marie-Claire Pasquier écrivait : « Tennessee Williams a juré qu’il avait toujours eu avec sa sœur des rapports parfaitement chastes, et que même ils étaient physiquement timides l’un par rapport à l’autre. C’est probable. S’il en était autrement, il l’aurait dit. Mais cette sœur hante tout son univers théâtral » (éditions Théâtrales, 2000). Ivo van Hove, lui, va parfois par le théâtre au-delà de ce dont l’écrivain avait conscience.