Les reportages de Joseph Mitchell

« Je pense que pour ce qui est de la conversation, les représentants les plus intéressants de l’espèce humaine sont les anthropologues, les paysans, les prostituées, les psychiatres, et aussi quelques barmen. » À la lecture de ses reportages, Joseph Mitchell (1908-1996), journaliste au New Yorker pendant pas loin de trente ans, appartient plutôt à la première catégorie. Arrêtez de me casser les oreilles, publié en 1938, et Old M. Flood, portrait en quatre articles d’un « fruit de meriste » nonagénaire, composent une galerie de personnages d’une richesse incroyable, qui en dit autant sur ses propres sujets dans la crise des années 1930 que sur l’auteur lui-même, ses techniques et ses ambitions d’écrivain.


Joseph Mitchell, Arrêtez de me casser les oreilles. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Lazare Bitoun. Éditions du Sous-Sol, 256 p., 22 €

Joseph Mitchell, Old M. Flood. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Lazare Bitoun. Éditions du Sous-Sol, 128 p., 16 €


« L’homme aux portraits », selon le titre de sa biographie par Thomas Kunckel (Éditions du Sous-Sol, 2017), a débarqué à New York pendant la Grande Dépression après avoir grandi dans le sud paysan des États-Unis. La ville sera le terreau de nombreuses rencontres avec des profils farfelus, extravagants, à la marginalité d’abord physique : Mitchell sillonne les quartiers populaires, de Harlem au Lower East Side en passant par le Bronx et Coney Island, avec une préférence pour la nuit et ses milieux interlopes. Minutieux collecteur d’informations, enquêteur de l’absurde, ce pionnier du journalisme littéraire visait l’humaine vérité à partir et au-delà des simples faits.

Les profils dépeints par Mitchell ont tous quelque chose de déroutant, de surprenant. Ils esquissent des parcours tangents, rapportent des curiosités et des aberrations en autant de scénarios d’histoires fabuleuses. Qui sont-ils ? Arrêtez de me casser les oreilles se divise entre danseuses nudistes, prédicateurs chevronnés, sportifs de l’extrême, arnaqueurs et vendeurs de pacotille, exilés politiques, dessinateurs humoristiques… Une cacophonie totale au sein des bas-fonds de la ville si chacun n’avait pas quelque énoncé qui mérite d’être entendu, « quelque chose de tellement inattendu que ça en devient magnifique ».

Les reportages de Joseph Mitchell

Joseph Mitchell © DR

On trouve par exemple la propriétaire « très gentille » d’un cinéma de la Bowery, quartier pauvre du sud de Manhattan, qui faisait autrefois dans le burlesque et, désormais, donne sans compter aux sans-abri et compte devenir bonne sœur. « Je le suis déjà pratiquement. La seule différence entre moi et elles, c’est que moi, je fume, je bois un coup de temps en temps et je jure comme un charretier. Mais à part ça, je suis une vraie nonne ». Il y a aussi un jeune joueur de base-ball de l’équipe des Brooklyn Dodgers, originaire du Bronx et chanteur de charme. Alors que ses coéquipiers viennent de se boucher les oreilles dans le vestiaire et l’invectivent (« Pourquoi tant de haine ? Qu’est-ce qu’on t’a fait ? »), le sportif confie au journaliste : « Je peux chanter avec une voix de velours ou d’une voix tonitruante, mais d’une manière générale, l’été je préfère les chansons douces ».

Sans jugement, Mitchell se met en retrait dans bon nombre de ses reportages et laisse dérouler naturellement le fil de conversations qui prennent rapidement l’allure de confessions-récits de la part de ses interlocuteurs. D’une écriture scénographique, il encadre ces paroles rapportées d’une foule de détails contextuels et physiques : adresse exacte et origine, poids, stature, texture des vêtements, nombre d’interpellations au poste pour les malfrats, montant de la fortune personnelle, membres disséminés de la famille et descendants… Ainsi, ces portraits courts de quelques pages suffisent à restituer énormément d’informations où le trivial se mêle à l’essentiel, l’intime à la carte d’identité sans valeur distincte.

Loin du sensationnel et du scoop qui prévalent dans le journalisme politique, Mitchell sort de l’ombre les oubliés, se rend dans les hôpitaux, les foyers, sur les docks et les marchés, ses sujets n’étant pas seulement de pauvres hères drolatiques mais des êtres dont la trajectoire dynamite les normes et les faux-semblants d’une société profondément sclérosée. C’est un voleur à la tire arrêté plus de cinquante fois par la police qui s’énerve depuis sa cellule : « Il y a des tas de directeurs de banque qui valent pas mieux que moi ». Ou un anarchiste, Carlo Tresca, qui raconte sa rencontre avec Mussolini alors qu’il s’était exilé en Suisse en 1904 : « Il est un faible et un vaniteux, c’est un homme qu’il se met en avant pour que les gens ils applaudissent. J’ai discuté avec lui toute la nuit. Il dit que lui il est très de gauche, un socialiste extrémiste. Le jour d’après, il me dit au revoir à la gare et il me dit : “Tresca, tu n’es pas assez radical”. »

Les reportages de Joseph Mitchell

Joseph Mitchell © DR

L’ambition n’est pas uniquement de rendre visible une pluralité de réalités et de discours sur le quotidien des New-Yorkais aux conditions de vie difficiles, mais de réinventer le « vrai ». Chacun des personnages de cette galerie touffue montre que ce qui est communément établi n’est que bien souvent une affabulation recevable. Eux-mêmes créent abondamment – mais sans plus se soucier de l’acceptable, nourrissant leurs récits d’anecdotes enchâssées dans d’absurdes causes à effets et qui rebondissent dans toutes les directions.

En outre, si Mitchell semble s’effacer dans des reportages objectifs et exhaustifs, il met en réalité beaucoup de lui-même et joue d’une inventivité qui ne contredit pas mais complète sa démarche. D’abord, il lui arrive d’évoquer son propre caractère, comme lorsqu’il parie sur un match de boxe dans un bar : « J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour Joe Louis, d’une part parce que c’est un boxeur extraordinaire, mais aussi parce que c’est le genre d’homme qui ne dit jamais un mot de trop. Moi, je ne suis pas comme ça ; je ne manque jamais de mettre les pieds dans le plat. Si je suis dans une pièce pleine de monde et qu’il y a une chose qu’il ne faut absolument pas dire en cette compagnie, je la dis, ça ne manque jamais ». Donner son point de vue n’est pas seulement l’occasion d’un contrepied ironique sur les convenances. Dans « Arrêtez de me casser les oreilles », la première chronique du recueil, il n’hésite pas à critiquer d’une manière vigoureuse le fonctionnement des rédactions ou l’hypocrisie des grands orateurs politiques, qui censurent et modifient les discours sans état d’âme.

Le portrait de M. Flood, objet d’un ouvrage à part, a même été « composé » par Mitchell à partir de plusieurs rencontres, comme il l’a avoué plusieurs années après la publication de ses articles sur ce vieux consommateur de fruits de mer, qui n’a donc jamais existé. La postface de Thomas Kunkel donne toute l’ampleur de ses desseins. On y apprend que ce M. Flood fictif possède nombre des traits de caractère de son auteur. Le caractère insolite, intempestif, de la vérité dénichée au cœur d’improbables parcours autorise tous les chambardements autour de la frontière entre l’objectif et le subjectif, l’individuel et le collectif. « Cela me réjouit parfois quand on me raconte une même histoire de plusieurs façons. Moi, j’ai recueilli plusieurs versions, un homme m’a raconté sa vie d’une façon différente. Et on prend alors conscience que toutes ces versions sont vraies. Ce mot, ‟composite”, correspond bien à la manière dont nous voyons nous-mêmes notre vie. Malheureusement, j’ai bien peur que toutes les biographies ou autobiographies relèvent de la fiction ».

Donner sens à une vie, c’est déjà l’inventer ; dire, c’est déjà créer. Joseph Mitchell a élaboré les contours d’une forme d’anthropologie fictionnalisée où les normes du vrai et du faux se fondent pour donner à lire les récits d’une époque bien réelle et drôlement triste.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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