Dans Des gens comme eux, Samira Sedira, comédienne et écrivaine, autrice de trois autres romans, s’inspire de ce que l’on nomme communément un « fait divers » : en 2003, un homme assassine un couple et ses trois enfants, récemment installés dans un petit village français. À travers la voix de la femme de l’assassin, Samira Sedira trouve le ton juste pour analyser les dimensions sociale et intime d’un crime que rien ne laissait présager.
Samira Sedira, Des gens comme eux. Éditions du Rouergue, 140 p., 16,50 €
À Carmac, où s’installe la famille de Bakary Langlois, coule une rivière singulière : « La Trouble, la rivière qui traverse la vallée, tire son nom de cette particularité : transparente et fuyante à la belle saison, trouble et glacée en hiver ». C’est dans cette eau qui borde leurs maisons voisines que Constant, terrorisé par la vue du sang, lave ses mains de son crime. Dans son carnet de prison, il note les psaumes de David : « La fureur a rempli mon œil de trouble ».
Dans Des gens comme eux, Samira Sedira, par l’intermédiaire de la voix d’Anna, la compagne de Constant et la mère de ses deux enfants, met en scène un personnage trouble, à l’image de la rivière de Carmac. Habitant par sa violence sourde tout le roman, l’assassin ne se laisse pourtant pas véritablement saisir et apparaît plutôt comme un personnage d’ombre, dont le corps et la voix ne prennent pas tout à fait. Les chapitres consacrés au procès et à ses prises de parole maladroites montrent un homme tête baissée, regard fermé, peau blême et voix fragile. Animé soudain d’une fureur de tuer, capable d’abattre de sang-froid tous les membres de la famille voisine, il apparaît dans une forme de présence-absence agressive que Samira Sedira sait maintenir jusqu’à la fin. « Je t’aime d’amour », répétait-il à la narratrice, qui se souvient de ses mots les plus tendres, de ses gestes les plus doux, mais aussi des moments douloureux, porteurs désormais d’une violence à laquelle elle se trouve à jamais liée.
Grâce à la voix d’Anna, pleine d’empathie et d’intelligence réflexive sur le passé, Samira Sedira installe avec habileté le décor et les figures de ce « carnage à huis clos » et trouve face à elles la juste distance. Sans faire de la compagne de l’assassin la « mater dolorosa » qu’un mauvais roman aurait pu se plaire à présenter, elle campe un personnage qui, par son récit chargé d’affects ainsi que par l’introspection qu’elle réalise d’un passé familial et amoureux, se libère du lien tragique : « On reproche tout à une femme de meurtrier […] Celle qui, du jour au lendemain, devient “La femme du meurtrier” endosse une responsabilité presque plus accablante que le meurtrier lui-même, puisqu’elle n’a pas su déceler à temps la bête immonde qui sommeillait en son conjoint ».
Des gens comme eux manifeste une solidarité à l’égard de cette femme, qui accepte un jour sans prévenir son mari de devenir la femme de ménage de la famille Langlois, enviée pour sa réussite sociale. Dans son premier roman, remarqué et adapté au théâtre, L’odeur des planches (Rouergue, 2013), Samira Sedira évoquait dans le détail sa propre expérience de femme de ménage, alors qu’elle venait de perdre son statut d’intermittente du spectacle. Dans ce métier qui la contraint à la soumission, l’assigne au silence et à l’humiliation, Anna rejoint l’autrice dans la nécessité de survivre et, ici, de faire vivre une famille. L’évolution des dialogues entre Anna et Sylvia, sa riche voisine et employeuse, révèle avec justesse la cruauté de son asservissement progressif.
Le titre du roman suggère que la jalousie constitue l’un des principaux déclencheurs du passage à l’acte de Constant. Bakary Langlois vante ses qualités professionnelles lors des dîners amicaux, exhibe ses 4X4 et l’image d’un couple idéal, suscitant ainsi l’envie et la convoitise chez la famille voisine de « petits blancs ». Peu à peu ami avec Constant, il lui propose des arrangements financiers qui virent à l’escroquerie et à l’humiliation. Samira Sedira fait le portrait d’une famille séduisante dévoilant peu à peu une image violente, n’hésitant pas par exemple à licencier brutalement Anna sous prétexte du « plan d’austérité » qu’ils décident d’imposer à leur train de vie familial.
Sans se perdre dans des analyses psychologiques sommaires poussant à voir en Constant un monstre ou un personnage blessé, Samira Sedira explore les mécanismes sociaux à l’œuvre dans ce type de drame. Bakary, noir, apparaît au départ comme une figure de dominé dans un village français fermé sur lui-même, où il est avant tout une figure d’étranger, de trouble, où il est victime du racisme. « Nous aussi, on aime vivre en paix », rétorque un villageois à Anna qui évoque le désir de Bakary de retrouver une forme d’authenticité dans le village. Pourtant, Bakary apparaît peu à peu comme un personnage de pouvoir, confinant ses amis dans des positions subalternes. Figure de l’autre, de l’ailleurs, dans une communauté qui se méfie du mélange, il suscite les fantasmes les plus fous. Le personnage de Constant, à la fois fort et fragile, en position de domination au départ, chute devant l’opulence du quotidien des Langlois et face à l’image qu’ils renvoient. Samira Sedira, grâce à l’alternance de chapitres évoquant le temps du passé et celui du procès, met au jour des images et des liens qui se brisent sous le poids symbolique de l’argent.
Des gens comme eux s’engage avec courage et finesse dans le dévoilement des inégalités sociales et des rapports de pouvoir, des fantasmes racistes et sexistes, et de leurs conséquences possibles. L’analyse sociologique qui s’esquisse à travers la voix féminine d’Anna, qui peu à peu se libère et s’affirme, permet d’éviter les jugements hâtifs et moraux des actes commis, et constitue l’un des ressorts majeurs du suspense de ce roman.