Survivre à la guerre

C’est avec une sorte d’innocence effarée, d’effroi et d’incompréhension que, dans Jeanne, l’Algérie, la guerre, son premier livre, la psychanalyste Anne-Marie Allain approche « sa » guerre, la guerre d’Algérie, pays où elle a vécu adolescente.


Anne-Marie Allain, Jeanne, l’Algérie, la guerre. Le Vistemboir, 170 p., 20 €


« La guerre est sournoise. On ne sait jamais d’où le danger peut surgir. Il n’y a pas de terrain de guerre comme il y a des terrains de sport. Le pays est la guerre. Elle est partout, elle est dans le cœur des hommes, dans leurs rêves, elle s’y est infiltrée à leur insu. » Très vite, Jeanne, le personnage d’Anne-Marie Allain, raconte une scène capitale, presque trop belle pour être vraie, trop parfaite dans son drame et dans sa profondeur, ses interprétations possibles, scène à partir de laquelle Jeanne paraît émerger des entrailles de la guerre et devoir l’existence à son père, comme si elle était née une seconde fois.

La scène a lieu à une date antérieure au reste du récit, probablement vers 1944, sur une côte française. L’imprécision des circonstances la rend fantasmatique. Les bombes tombent sur le village où ses parents sont réfugiés avec leur tout petit enfant. Terrifiés, dans la nuit, ils s’enfuient de chez eux, jusqu’au moment terrible où le père s’aperçoit que le bébé est demeuré là-bas, dans la maison. Lui et la mère font demi-tour en toute hâte, le père monte à la chambre par ce qui reste d’escalier et, dans un angle encore debout, découvre sous les gravats le berceau de l’enfant et l’enfant endormi.

Jeanne, l’Algérie, la guerre

Lisieux après les bombardements de 1944 © CC/Photos Normandie

L’événement, puissamment raconté par Anne-Marie Allain, a la force d’un mythe, d’une histoire fondatrice. De cette scène viendra le lien entre Jeanne et son père. Et la mise à distance de la mère. « Jeanne aurait aimé croire que l’amour d’une mère pour son enfant était évident. Pourtant sous les bombes il n’avait pas existé. » Jeanne grandit ensuite en Algérie, entre un père qu’elle adore et une mère qu’elle paraît ignorer: « L’absence de l’amour de sa mère la rendait légère […] Sa mère la délivrait de ne pas être “une bonne fille” ». Une absence d’amour (réelle, imaginaire, le texte instille un doute) qui laisse libre Jeanne de vivre avec son père une relation très forte et quasi fusionnelle.

N’est-il pas un héros à ses yeux ? Oui, un héros qui la protège et qui l’instruit, qui lui apprend à regarder, yeux grands ouverts, les horreurs de la guerre et le Mal absolu. Comme dans la scène hallucinante où son père est venu la chercher dans sa pension pour sept jours de vacances. Sur la route, il arrête la voiture, il a vu quelque chose d’anormal : trois corps sont allongés sur le bord du talus. La narratrice décrit l’un d’eux, les pieds nus et terreux, les jambes brunes, le pantalon d’un blanc très blanc, la gandoura, le capuchon. « Jeanne fixe longuement la robe et la regarde, comme si sa vie en dépendait. » Puis son regard, après une pause, remonte jusqu’à la tête. « Le bas du visage est intact […]. Le crâne de l’homme a été tranché au-dessus des yeux comme un œuf à la coque, se dit-elle. »

Le père n’entraîne pas sa fille loin de l’affreux spectacle, il l’oblige, au contraire, à faire face : « Ouvre les yeux ma fille, regarde, regarde bien, c’est ça la guerre, il répète : c’est ça la guerre. » Les morts, cette fois-ci, sont de jeunes Algériens. Tués par qui ? La guerre est horrible, c’est ce que pense Jeanne, qui souffre, quelles que soient les victimes et quel que soit le camp qui inflige la tuerie. Ses amies pensionnaires sont de jeunes Algériennes avec lesquelles elle rit, qui se confient à elle.

Jeanne, l’Algérie, la guerre

Jeanne et son père se rendent quelquefois dans un vaste domaine où les enfants jouent tous ensemble. « Ils ignoraient la couleur de leur peau ; ils parlaient la langue de l’autre. » Les conquêtes, les migrations semblent avoir réuni dans le domaine les trois langues : l’arabe, le français et l’espagnol. La langue ainsi parlée a une saveur de produit de la terre, fruits ou fleurs. Un jour la ferme est dévastée, les habitants assassinés et les chevaux brûlés à l’intérieur des écuries.

L’horreur pourtant n’abat pas Jeanne, ne l’empêche pas d’avoir quinze ans, de chercher à comprendre, de chercher à aimer, et d’avoir de l’humour. La relation de ses rencontres avec le lieutenant Henri, dentiste dans le civil, est inquiétante et drôle. Il la reçoit, non pas en blouse blanche mais seulement vêtu d’un slip et il lui parle, au lieu de lui soigner les dents, de livres merveilleux et du désir d’écrire, aussi violent, dit-il, que celui qu’on éprouve pour une femme. Jeanne écoute, fascinée mais distante. Le lieutenant, un jour, remet sa blouse blanche et lui fait enlever toutes ses dents de sagesse, probablement pour la punir de l’avoir attiré !

Ce qui est beau dans cette chronique, outre l’écriture d’Anne-Marie Allain et un sens du récit qui maintient le lecteur en haleine, c’est que la narratrice ne juge pas, qu’elle ne condamne pas, ni les fauteurs de guerre, ni les hommes qui voudraient la toucher de trop près alors qu’elle est pubère. Aucun appel à la morale, tout au contraire une ouverture à l’autre qui n’exclut pas la fermeté, une clairvoyance qui n’exclut pas l’attrait pour les hommes rencontrés. Elle-même s’admet, se juge complexe, désireuse d’approcher le mystère de l’amour en évitant de s’y brûler et de s’y perdre. Car comment, sans cela, s’informer, s’aguerrir ? Ce qui crée l’équivoque et qui l’amène parfois à devoir se sortir de situations critiques, avec ses armes à elle. Intrépide, innocente et provocante sans le vouloir, elle n’a pas d’autres solutions. Et elle aspire au futur comme à « une mystérieuse nouveauté ». Pour consentir, elle attendra d’aimer.

Et pour se souvenir de la guerre d’Algérie, elle attendra bien plus encore : « Des remparts ont été édifiés autour de la terreur. La terreur est gardée. » Un premier livre dont la beauté si naturelle semble aller de soi, ce qui est, à coup sûr, la marque du talent.

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