Voilà des années que Philippe Garnier, longtemps éditeur, agit et écrit dans l’ombre, là où les vaniteux courent après la lumière. Non qu’il fuie la lumière, mais, tout en les tamisant d’un humour insolite, il éclaire les êtres, les objets et les faits. Ses livres sont des soties, des esquisses écrites au fil de nos vies et de la sienne. Mélancolie du pot de yaourt. Méditation sur les emballages est un livre drôle, une réflexion frôlant le délire sur l’omniprésence des paquets, boîtes, sacs et autres emballages.
Philippe Garnier, Mélancolie du pot de yaourt. Méditation sur les emballages. Premier Parallèle, 142 p., 15 €
L’ouvrage est bref et découpé en vignettes méditatives dont l’ordre doit tout au hasard d’un homme que le contenant le plus banal et le plus ordinaire saisit. Coques, papier-bulle, flacons luxueux, film plastique, claies, urnes, tombes… tous passent au crible du regard à la fois perçant et bienveillant de Philippe Garnier. Lui-même est un écrivain qui résiste au classement et se révèle difficile à ranger et emballer.
Ici, il se fait historien et brode autour de la boîte de corned-beef apparue avec la Première Guerre mondiale ; là, il se fait préhistorien et enjambe allègrement le temps pour sauter du pulvérisateur anti-acarien au saurien : deux concentrés de puissance, symboles d’un déchaînement de violence. Ailleurs, il est sociologue et pénètre à l’intérieur de nos caddies pour dessiner le portrait de « cet être qui flotte à la dérive dans les allées, de plus en plus sceptique et de plus en plus docile », produit par un demi-siècle d’hypermarché. Plus loin, il est moraliste et plus proche de ces grands esprits du XVIIe siècle si sensibles à la vanité, aux vanités. Songez à ces natures mortes si belles, si calmes, si dépouillées : trois fruits, une cruche, un crâne, pas un emballage. Le contraste est saisissant. Comme elle est pauvre, notre abondance !
Philippe Garnier s’abstient de tout jugement et de tout engagement. Il ne professe en rien. Il ne propose aucune thèse. Il ne connaît ni le surplomb ni l’aplomb, ne prêche ni la droite ni la gauche, ni la croissance ni la décroissance. Dubitatif, incrédule, l’homme ouvre grand les yeux, observe, agrandit, élargit, s’étonne, se concentre et dérive… dérive… jusqu’au rire, au vertige, à l’angoisse, au non-sens.
Voyez ce passage où il s’inflige une séance d’auto-hypnose et tente d’escalader un paquet de chips qui semble s’éveiller à la vie. Et s’il était fou ? Ou swiftien ? (Rappelons qu’il est l’auteur d’un récit drolatique intitulé Mon père s’est perdu au fond du couloir, où l’on ne sait plus qui est le père, le fils, le géant ou le lilliputien.)
Mélancolie du pot de yaourt est un livre un peu barré, fragmentaire, désordonné, composé d’éclats de pensées et d’éclats de sensations, de « petites perceptions », de choses touchées et palpées. Choisissez maintenant la vignette intitulée « Un instant de vie tactile ». L’effet du plastique trituré au fond d’une poche y est évoqué, traduit et brièvement analysé : un geste automatique, dénué de sens, se voit investi de sens l’espace de deux paragraphes et le temps de quelques minutes. « Ce film transparent n’accompagnera pas une heure de mon temps, écrit l’auteur, métaphysicien dilettante, mais il évoluera loin de moi pendant des siècles. Au fond de ma poche se produit une rencontre distraite avec un matériau bien plus durable que moi. » L’écologie semble avoir perdu la partie, l’éternité a quitté les âmes pour se loger dans les choses, les produits. Philippe Garnier imagine un monde dont les archéologues n’auront de nous que ces vestiges-là. Et s’il avait raison ?
Un puissant courant absurde irrigue et relie toutes les fenêtres qu’il ouvre sur les objets et les matières de notre vie quotidienne et bête. Il jette sur eux, sur elles, un œil perplexe, amusé, jamais désabusé, intrigué, parfois désopilant. Il a une façon très personnelle de relativiser, de mesurer les phénomènes les plus caractéristiques de notre temps à l’aune des mythes antiques. La passion de l’ensachage est interprétée comme une des manifestations de « l’horreur du désordre originel […] ce que la Bible appelle le tohu-bohu, ce que la Grèce antique nommait le chaos ». Et que faire de la question de l’apocatastase, l’idée des anciens chrétiens selon laquelle, la création divine étant bonne, tout sera reconstitué à la fin des temps ? Faut-il « envisager la renaissance de millions de sachets de sucre et de tubes de dentifrice » ?
En chemin, Philippe Garnier transmet une forme de sagesse, de distance, qui va avec une conscience aiguë de notre finitude, autant que de celle des objets. Son acuité vient du fait que son approche du monde n’est pas purement intellectuelle. Il évoque souvent tel ou tel objet qui agit sur son « système nerveux », comme si les choses le piquaient, l’asticotaient. Il a une sensibilité proche de celle d’un artiste qui capte des ondes, isole des images ou prélève des carottes.
Éclatés dans les pièces de son Lego, il a des mots très justes sur l’art contemporain, distinguant finement les installations de l’arte povera des Poubelles d’Arman, datées des mêmes années 1960. À l’époque, écrit-il, « l’idée que les détritus constituent une réalité envahissante, omniprésente et d’envergure géologique n’est pas encore dans les esprits ». Quarante ans plus tard, Thomas Hirschhorn propose des espaces de déchets et « ne fait qu’aiguiser la conscience ordinaire du désastre ». Fuyant l’esprit de sérieux, Garnier ajoute aussitôt que, récemment, un sac-poubelle signé Gustav Metzger a été jeté par les équipes de nettoyage de la Tate Britain. Il propose alors des œuvres au « mandat temporaire » et se projette dans un monde où « quelques échantillons feraient une escale passagère au musée ».
On recommande donc de lire Mélancolie du pot de yaourt de-ci de-là, par petites cuillerées, dans l’ordre ou le désordre, pour sourire, penser et se reposer des longues péroraisons des uns et des autres. Il est même permis de goûter l’écriture de Philippe Garnier, élégante, précise, classique et posée, un rempart contre la panique postmoderne.