Tombeau pour Abel Barbin, né Adélaïde Herculine

« J’ai vingt-cinq ans, et quoique jeune encore, j’approche à n’en pas douter, du terme fatal de mon existence. » Ces mots terribles, quasi testamentaires, ouvrent le récit republié par l’historienne Gabrielle Houbre, qui avait entre autres précédemment transcrit et commenté avec talent et précision un lourd dossier de la police des mœurs tenu entre 1861 et 1876 et conservé à la préfecture de police de Paris (Le livre des courtisanes, Tallandier, 2006). Ce n’est pas de prostitution qu’il est ici question, mais d’une « erreur de sexe », pour reprendre le titre de l’essai érudit qui accompagne ces souvenirs d’Abel Barbin, né Adélaïde Herculine.


Gabrielle Houbre, Les deux vies d’Abel Barbin, né Adélaïde Herculine (1838-1868). Édition annotée des Souvenirs d’Alexina Barbin. PUF, 312 p., 21 €


Cet individu a laissé une des rares archives personnelles de ce qui fut le destin de centaines de sujets auxquels à la naissance on attribua un sexe erroné. Qualifiés d’hermaphrodites depuis l’Antiquité, ils firent l’objet d’un intérêt de la part du savoir médical du premier XIXe siècle, après l’adoption du Code civil, pour que ces sujets ne soient plus contraints comme Adélaïde à devenir Abel. Ainsi, dès 1854, Joseph-Napoléon Loir, secrétaire de la Société de médecine de Paris, mit en garde les autorités contre les dangers de ces brusques changements d’identité imposés, et proposa sans succès d’adopter la qualification de « sexe douteux » (SD).

Gabrielle Houbre, Les deux vies d’Abel Barbin, né Adélaïde Herculine

Pour Adélaïde, lorsqu’en 1860 elle subit un premier examen d’un médecin, le docteur Chesnet, confirmé par deux autres, c’est l’exclusion du monde féminin dans lequel elle avait grandi – le couvent des ursulines de Chavagnes, puis les pensionnats de jeunes filles où elle avait travaillé comme institutrice. En quelques semaines, indique Gabrielle Houbre, deux jugements du tribunal civil de Saint-Jean-d’Angély, près de La Rochelle, rectifient son état civil. Adelaïde devient Abel et est envoyé à Paris pour travailler comme employé de bureau dans la Compagnie de chemin de fer d’Orléans. Il en est vite renvoyé et vit misérablement, des places de domestique lui sont refusées, il travaille un temps pour une administration financière, rêvant de s’embarquer pour l’Amérique, avant de se donner la mort dans une chambre de bonne du Quartier latin, à trente ans.

La première édition de ces souvenirs date de 1872 ; elle était le fait du grand médecin Ambroise Tardieu dans le cadre d’une contribution médico-légale ; elle inspira Oscar Panizza pour sa nouvelle Un scandale au couvent, écrite en 1893 et publiée en 1914 ; la deuxième édition de ce texte autobiographique rédigé entre 1863 et 1868 qui nous fit connaître la figure son auteur fut l’œuvre de Michel Foucault inaugurant une collection aux éditions Gallimard, « Les vies parallèles », en 1978. Reprise en « Folio » en 1994, l’édition du philosophe fut suivie d’une postface d’Éric Fassin.

Ces souvenirs firent aussi l’objet d’un scénario inédit d’Hervé Guibert conservé aujourd’hui à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), puis furent adaptés au cinéma en 1984, dans Le mystère Alexina de René Féret, où l’hermaphrodite était incarné par l’auteur de bande dessinée Philippe Vuillemin. Alain Françon fit de ce texte intime un spectacle en Avignon en 1985. Il y eut enfin une troisième édition du texte, qui l’accompagnait de plusieurs documents d’archives. On pouvait donc légitimement se demander ce qu’une nouvelle édition apporterait de neuf, alors même que le manuscrit original reste introuvable.

Gabrielle Houbre, Les deux vies d’Abel Barbin, né Adélaïde Herculine

« Mes souvenirs d’Herculine Barbin » mis en scène et joué par Lara Bruhl / Abbaye d’Ardenne /IMEC

Mais Gabrielle Houbre, spécialiste en études du genre, impressionne par la qualité de cette enquête qu’elle veut biographique. Il s’agit pour l’historienne de redonner une véritable existence à celle qu’on nomma à tort Herculine Barbin. Le grand mérite de son ouvrage est de donner à lire ses souvenirs à la lumière d’un appareil critique riche non seulement de nombreux détails sur les ombres de l’histoire mais aussi sur chacun des personnages évoqués. Gabrielle Houbre s’est livrée à un extraordinaire travail de généalogie pour faire exister ce sujet : les pages qu’elle consacre dans un répertoire à la mère d’Adélaïde, Adeline Destouches, épouse Barbin, née en 1816 et morte en 1887, sont remarquables de ce point de vue. À partir de son testament olographe, l’historienne peint le monde de cette femme obscure, monde avec lequel Adelaïde/Abel a entretenu des relations toute sa vie.

Évitant le sensationnel, cette biographie fait entrer ce sujet dans l’histoire, l’inscrivant dans les divers milieux traversés par Adelaïde/Abel lors de sa courte existence. Le geste n’est pas seulement de savoir, il est aussi politique : faire l’histoire des « anormaux » sans faire taire le sujet une fois de plus et sans le recouvrir d’un discours dominant, mais au contraire en lui redonnant voix dans le monde qui fut le sien, en faisant place à ses amours, à ses lieux, aux infimes détails de sa vie.

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