Des nouvelles de l’intime

Depuis assez longtemps, essai après essai, François Jullien interroge l’altérité. D’abord celle de la pensée chinoise, puis celle de la tradition occidentale et des « moralistes ». Il esquisse ainsi une originale « philosophie du vivre », pour reprendre le titre d’un de ses ouvrages (Gallimard, 2011), une pensée très méditée de l’existence. Ce faisant, il a recours à de nouvelles notions aux contours nécessairement flous, comme l’écart, l’inouï ou la dé-coïncidence, qu’il met ici à profit dans une tentative pour saisir ce qu’est la « vraie vie ». Et curieusement cette analyse de haute volée trouve un écho dans un livre charmant et suggestif de Pascale Roze, inspiré en partie par les séminaires de Pierre Pachet sur la féminité et la vieillesse.


François Jullien, De la vraie vie. Éditions de l’Observatoire, 208 p., 19 €

Pascale Roze, La belle Hélène. Stock, 178 p., 18 €


François Jullien s’étonne de voir abandonnée, laissée en déshérence, la tentative pour définir ce qu’est « la vraie vie », qui paraît pourtant consubstantielle à la démarche philosophique depuis les Grecs. Le constat, pourtant, avait été dressé en peu de mots par Adorno dans ses Minima moralia : « la vie ne vit pas », la vie que nous voudrions mener ne cesse de nous échapper, nourrissant nos regrets. « La vie s’entasse de jour en jour sous une lourdeur invisible. » Ainsi commence De la vraie vie, qui, dans son titre même, affirme son classicisme.

L’auteur va-t-il donner une définition positive de cette « vraie vie » ? Avant de l’envisager, encore faut-il dresser le diagnostic, et François Jullien ne recule pas devant la description de ce mal vivre, de cette « vie mutilée ». « La vraie vie est absente », selon la formule définitive de Rimbaud, qui résume ainsi une certaine expérience de la temporalité. François Jullien se fait moraliste, au sens ancien du terme, pour décrire cet alourdissement, cette déperdition des potentialités, ce « recouvrement ». Vie résignée, stagnante, aliénée, voire réifiée. On songe à Kafka.

Pourtant, François Jullien semble partir de l’idée que parler de la possibilité d’une « vie vraie » n’est pas absurde, et que cette quête non seulement a du sens, mais revêt une certaine urgence. Mais au préalable – c’est tout le propos de cet essai – il faut écarter les fausses solutions. À défaut d’offrir une définition positive de la « vraie vie », qui serait « frauduleuse », François Jullien récapitule avec vigueur ce qu’elle n’est pas. Il suit ainsi une sorte de via negativa, à l’instar des théologiens qui ne peuvent dire que ce que Dieu n’est pas. Disons plutôt que, comme dans un dialogue platonicien, François Jullien examine les unes après les autres les définitions éventuelles pour les rejeter. La vraie vie, serait-ce une « vie idéale » ? Mais conforme à quelle vérité, à quel dogme métaphysique ou politique ? Serait-ce la vie plus intense du vitalisme ? Celui-ci se dégrade en culte de la vie et de la force, du danger et du surhomme. Est-ce le bonheur que nous promet le très actuel « marché de la sagesse » ? Les penseurs de la Grèce savaient déjà que les êtres humains ont des conceptions différentes du souverain bien.

De la vraie vie, de François Jullien et La belle Hélène de Pascale Roze

François Jullien, à Paris (février 2020) © Jean-Luc Bertini

Sommes-nous de ce fait laissés sans construction théorique ni recette pratique ? L’aspiration à la vraie vie n’est-elle qu’une illusion de plus, une fausse sortie ? Quand la vie moderne nous accorde du temps libre, de la vacance (au sens le plus général), on occupe son temps vide par la consommation, par le numérique, par le virtuel, selon un totalitarisme larvé, une aliénation rampante. La « vie intérieure » elle-même est aliénée, sous l’empire des choses.

François Jullien ne laisse pourtant pas son lecteur désemparé, il ne l’abandonne pas au nihilisme qui semble être la conséquence directe de cette réfutation générale. Mobilisant les notions qu’il a présentées dans l’entretien De l’écart à l’inouï. Un chemin de pensée (L’Herne, 2019), faute de pouvoir donner un contenu normatif à l’idée de vraie vie, il réactive une définition purement formelle, qu’on peut résumer par le « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent » de Victor Hugo, voire, de manière encore plus impalpable, par « Le vent se lève ! il faut tenter de vivre ! » de Paul Valéry. Face à l’enlisement qui menace (la vie de couple, la province selon Balzac, le métier, etc.), la philosophie de l’existence (de l’ek-sistence) considère que partir, divorcer, voyager, manifester ou mener une double vie… sont des manières d’introduire un écart bienvenu, de susciter une émotion qui « nous arrache à l’apathie », d’introduire une « dé-coïncidence » féconde, qui fait apparaître l’Autre. « Il ne suffit pas d’être vivant, il faut vivre en existant […] c’est-à-dire sans laisser sa vie s’enliser dans son adhérence au vital, son appartenance au Monde. »

Curieusement, cet essai très dense qui aborde une question que chacun se pose, mais qui n’apporte pas de réponse autre que « dire non à la non-vie », laisse de côté cette intéressante notion de l’intime que François Jullien opposait ailleurs à l’amour « bruyant » (De l’intime. Loin du bruyant amour, Grasset, 2013). « L’amour, dit-il, fait de l’autre un objet […], l’intime institue l’Autre en sujet […] en même temps l’intime, inouï comme il est, ne se vante pas d’être exceptionnel – à la différence de l’amour qui ne cesse de glorifier son objet. »

En distinguant ainsi l’intime « discret » de l’amour « bavard », François Jullien éclaire involontairement la portée d’un roman plein d’allant et d’humour, La belle Hélène. Depuis Chasseur zéro (prix Goncourt 1996), Pascale Roze n’a jamais, dans ses récits et ses nouvelles, fait silence sur la violence du monde, la maladie, la guerre, mais elle offre ici une œuvre en apparence plus légère, marquée par une séduisante volonté de vivre. Son héroïne, Hélène Bourguignon, n’a pourtant pas été épargnée par la vie (un divorce, puis le décès de son second mari après deux années de lente maladie) ; elle vit seule et enseigne l’écriture au sein d’un atelier à Sciences Po à des jeunes gens destinés à de belles carrières, de futurs managers, des journalistes en herbe, qu’il faut convaincre de l’intérêt des textes purement littéraires ou des philosophes stoïciens, à l’heure des « grands problèmes contemporains ». À quoi s’ajoute la différence d’âge, le sentiment d’appartenir à un monde qui s’éloigne. Elle avait 19 ans en 1973, trop tard pour avoir connu Mai 68, assez pour avoir la nostalgie de ce qu’a représenté la Californie de l’époque. Elle va faire ses cours avec un vieux cartable de son mari. Elle se sent parfois « comme une potiche d’un autre âge ».

De la vraie vie, de François Jullien et La belle Hélène de Pascale Roze

Pascale Roze © Francesca Mantovani

De manière assez convenue, elle va « rencontrer quelqu’un », comme on dit, qui lui fait découvrir la Corse, l’éventualité d’une page nouvelle de sa vie, mais, loin des figuiers de Sartène, ce qui nous donne le sentiment d’approcher l’intime d’Hélène, c’est le dispositif d’écriture ingénieux et fluide qui rend compte de ses cours à Paris. Chaque semaine, Hélène demande à ses étudiants de lire une nouvelle, de la résumer, de la commenter, et un dialogue s’engage qui continûment associe le présent narratif, une forme de monologue intérieur et du discours indirect libre, selon un subtil agencement. Et nous lisons avec un intérêt croissant, presque une manière de suspense, la réaction des étudiants et le commentaire d’Hélène à propos de nouvelles de Richard Brautigan, de Dino Buzzati ou de Robert Musil. Une manière de faire voir « des choses si simples que vous ne les voyez pas », leur dit-elle, et c’est ainsi pour une étudiante l’occasion de découvrir sa voie, le théâtre.

La littérature devient alors une manière privilégiée de saisir l’intime, ce qui peut être bouleversant comme dans la nouvelle « Vanka » de Tchekhov, l’histoire de ce petit garçon maltraité qui écrit une lettre demandant à son grand-père de venir à son secours, et qui l’envoie avec ces seuls mots d’adresse : « à grand-père, au village ». Rares sont les étudiants qui voient d’emblée que la lettre n’arrivera pas à destination, faute d’adresse, et qui peuvent être émus à la simple idée de cette confiance vouée à être déçue. Mais peut-être auront-ils perçu ainsi la valeur portée aux choses humainement les plus élémentaires. La « belle Hélène » elle-même le sait bien, quand son frère agriculteur lui téléphone qu’« on a hospitalisé leur mère qui s’est cassé le col du fémur ». Sans doute mesure-t-elle alors les conséquences de cet accident. Peut-être est-ce ce conflit entre les demandes de l’amour et l’appel de la faiblesse qui est ce « fin mot de l’histoire » qu’Hélène a appris à ses étudiants à trouver dans les nouvelles qu’elle leur a proposées.

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