Ce qui nous arrive
En 1943 sont publiés Les fondements biologiques de la géographie humaine. Essai d’une écologie de l’homme. L’auteur, Max Sorre (1880-1962), est à cette date professeur à la Sorbonne. Il a rédigé son livre, non dans un confinement absolu, mais dans une pause forcée, à l’écart du virus de Vichy. Recteur pendant l’entre-deux-guerres, Jean Zay l’avait nommé directeur de l’Enseignement primaire. Ce CV estampillé Front populaire et cette collaboration avec le ministre honni lui valent une révocation par le gouvernement de Vichy en juillet 1940. Élu ensuite par ses pairs à la Sorbonne, Vichy refusera de le confirmer dans une chaire. Il devra attendre 1945 pour que celle de Marc Bloch (Histoire économique) soit transformée à son profit (Géographie humaine).
Max Sorre, Les fondements biologiques de la géographie humaine. Essai d’une écologie de l’homme. PUF (publié en 1943)
Par sa thèse, Max Sorre a été en France un pionnier de la biogéographie avant la Grande Guerre. Il a poursuivi par la suite cette voie écologique identifiée par Vidal de la Blache comme majeure car elle a trait à la géographie du vivant, du rapport des hommes aux plantes, aux animaux et aux autres hommes : « C’est surtout parmi les représentants minuscules du monde animal, insectes ou rats, auxquels semble dévolu le redoutable rôle d’agents de transmission, qu’il y a des connexités et des relations à saisir ».
Dans les années 1920, Sorre avait échangé avec des collègues médecins, et notamment des pasteuriens experts en maladies infectieuses, qui sévissaient tant en métropole que dans l’empire colonial. Il était attentif aux questions biologiques, cette composante invisible, menaçante, de ce qu’on appelle aujourd’hui la biodiversité. Il lit aussi les publications anglaises, américaines, allemandes, italiennes, espagnoles. Ses sources médicales lui permettent de construire ainsi un corpus considérable d’informations et de publications, qu’il met en œuvre et achève « au milieu du deuil public ». Homme de son temps, il entrecroise une géographie médicale traditionnelle avec les avancées des sciences biologiques qui pensent davantage la maladie dans une perspective multi-causale.
Dès 1928, dans une communication à Cambridge sur « L’écologie de l’homme » (publiée en 1930), Max Sorre élabore le concept de « complexe pathogène » pour désigner l’ensemble des interactions concourant à la production d’une maladie (germes infectieux, insectes vecteurs, hommes et animaux hôtes, conditions environnementales, etc.). À l’instar de Vidal de la Blache, il récuse l’irréductibilité des faits humains et postule une continuité du vivant. Le concept inscrit ainsi une interchangeabilité au sein de ce monde vivant puisque l’homme participe au complexe pathogène de la même manière qu’un animal, alors que l’insecte vecteur se trouve placé au centre de ces interactions. Partant, le « complexe pathogène » ne renvoie pas à une réalité partagée ou dualiste, mais constitue davantage une totalité indivisible dans laquelle l’humain et le naturel sont indissociables.
In fine, cette écologie humaine définit des espaces à risques et explique les processus de diffusion des épidémies, mêlant déterminants environnementaux (aire des insectes, milieu végétal, conditions climatiques) et sociaux (genres de vie, pratiques vestimentaires créant un « micro-climat artificiel », habitudes alimentaires, etc.). C’est bien ici l’équivalent d’une anthropogéographie qui se construit : Sorre circonscrit des types de rapports écologiques dont les spécificités sont potentiellement pathogènes ou prophylactiques. Dans Les fondements biologiques de la géographie humaine, l’attention se porte donc principalement sur ces « aventures du corps » – Sorre reprend ici la belle formule de Marc Bloch dans La société féodale – afin de comprendre l’« homme matériel », relativement peu interrogé par les sciences humaines de l’époque.
La date de publication du livre, 1943, sera peu favorable à sa diffusion. Il dresse un tableau sanitaire du monde où quasiment aucune région n’est à l’abri, n’est assurée d’une « bonne santé » : le risque sanitaire et épidémique est partout, ubiquiste. Sorre envisage ainsi un processus de mondialisation des maladies transmissibles, en particulier le risque sanitaire d’une pandémie causée par la révolution des transports (voies de communication aériennes et maritimes) et la situation nodale de certains lieux comme Singapour, Panama, Suez, etc. Diagnostiquant « la marche de redoutables maladies infectieuses qui, d’abord cantonnées dans une contrée ou sur un continent, gagnent la Terre entière », il souligne que le canal de Panama a « réalisé des conditions nouvelles et l’on peut imaginer que, si la surveillance s’affaiblissait, l’Extrême-Orient serait quelque jour infecté d’une manière permanente avec des explosions épidémiques dont les conséquences seraient terribles. Et l’avion entre en scène ». Ce souci du monde dépasse néanmoins l’approche descriptive de ses parties : l’ouvrage intègre les maladies dans l’explication de l’œkoumène (la Terre habitée), analyse en somme la distribution des faits humains. Reprenant la vieille notion des savants grecs comme cadre problématique, il s’agit de voir en quoi cette unification de l’œkoumène – le Monde s’uniformise – pose de nouvelles questions à la géographie humaine.
Max Sorre est lu et reconnu, en France notamment par Georges Canguilhem, Fernand Braudel, aux États-Unis par Jacques May, professeur de médecine, et il contribuera en tant que géographe à différents traités de médecine en 1951. En 1961, dans sa dernière synthèse, L’Homme sur la Terre, il constate que des complexes pathogènes ont été contenus par de nouveaux moyens chimiques, techniques. Mais il reste lucide : « pour efficace qu’il soit, le contrôle de leur transport ne les empêche pas de se propager de manière insidieuse et même parfois ouvertement : nous sommes impuissants devant les grandes pandémies de grippe, et notre ignorance est totale devant les progrès de la poliomyélite ».
Les données recueillies par l’OMS (Organisation mondiale de la santé) au niveau international et les statistiques des institutions sanitaires des États vont être exploitées par la géographie dite quantitativiste, à l’origine anglo-saxonne. Aux cartographies méticuleuses et commentées de Sorre succèdent les graphes des modèles de diffusion spatiale. Les anciennes pandémies sont revues, voire réinterprétées, les nouvelles sont analysées en live. En 1993, Peter Gould (1933-2000) publie The Slow Plague: A Geography of the AIDS Pandemic. De nombreux travaux ont analysé à diverses échelles et dans des contextes sociaux et culturels variés la diffusion de cette épidémie.
Une lecture sorrienne du coronavirus est-elle possible ? Le coronavirus est une anthropozoonose. Sorre a appliqué géographiquement la typologie nosologique dressée par les médecins de son temps. Sa notion de complexe pathogène introduit le vecteur animal, insecte et mammifère. Mais l’agent infectieux qu’il place dans le complexe pathogène est un bacille, une bactérie, un microbe : Sorre, nous l’avons observé, est scientifiquement « dépendant » de la biologie de son époque. Celle-ci amorce alors l’approfondissement virologique. Ce qui demeure à notre sens c’est la perspective de l’œkoumène. Celui de notre XXIe siècle s’est unifié, il est parcouru par des mobilités massives et quasi journalières : Wuhan est à moins de 12 heures d’avion gros porteur de Milan, Paris, Londres. « Les phénomènes se déroulent sous nos yeux à une échelle inconnue jusqu’ici », constate Max Sorre en 1961.