Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Neuvième jour de confinement : « construire un feu ».
Renaut d’Ast, représentant de commerce, croisa un jour sur son chemin trois voleurs qui se faisaient passer pour d’honnêtes marchands. Ils lui proposèrent de faire route avec lui.
Pour tromper sa vigilance, ils en faisaient beaucoup : de grands discours sur la probité, l’honneur, les valeurs du monde… Renaut était ravi de ces compagnons de fortune, qui divertissaient son voyage. La conversation tomba sur les prières que chacun avait coutume de faire :
« Et vous, monsieur, quelle prière faites-vous en voyage ?
– Tous les matins, au moment de quitter mon hôtel, je récite simplement un “Notre père” et un “Je vous salue Marie” – je prie pour l’âme du père et de la mère de saint Julien, pour m’assurer une bonne chambre d’hôtel la nuit suivante. »
C’était selon lui un très puissant viatique : de tous les dangers qu’il avait eu à affronter, il s’était toujours sorti sain et sauf.
« L’avez-vous faites ce matin ? », lui demanda perfidement l’un des voleurs, qui ajouta : « Je préfère quant à moi le “de Profundis”, que me recommandait chaudement ma grand-mère. »
La nuit tombait. Dans un moment favorable, ils se jettèrent sur lui, le déshabillèrent et le laissèrent là, sans cheval ni chemise : « Ton Julien a dû mal t’entendre… Notre nuit paraît mieux partie ! »
Il resta seul, presque nu, frigorifié. La neige s’était mise à tomber. Il maudissait sa destinée, et saint Julien, qui l’avait négligé dans ses soins. Il se mit à courir ça et là dans la neige et finit par trouver refuge sous la pente d’un toit, au pied d’une ville fortifiée — couvert de paille, il attendrait contre le mur de cette maison le lever du jour.
Sous ce toit vivait une jolie femme. Elle était veuve. C’était la maîtresse du gouverneur, qui venait passer du bon temps chez elle. Cette nuit-là, un bain chaud et un dîner somptueux l’attendaient. Il se fit excuser, pourtant, en raison d’une urgence. Dépitée, elle résolut de profiter au moins du bain qu’elle avait fait couler.
Passant près de la porte, elle entendit alors un drôle de cliquetis, puis découvrit, de sa fenêtre, Renaut recroquevillé et transi. Elle lui demanda ce qu’il faisait là : le claquement de ses dents empêcha Renaut de répondre ; elle comprit son malheur et s’empressa de le recueillir.
Elle lui offrit le bain — il crut ressusciter ! —, lui trouva un costume à sa taille, l’invita à sa table. Renaut, abasourdi, témoigna comme il put sa reconnaissance à celle qu’il prenait pour une déesse.
Que lui était-il arrivé ?
Il raconta. Elle l’observait, l’écoutait parler, le regardait manger avec plaisir, troublée : dans ce costume, elle croyait voir son mari revivre. Alors elle l’attira près du feu. Elle le regarda dans les yeux, ardente et douce, évoqua « feu son mari », lui dit avec une passion vive que depuis tout à l’heure, elle avait l’irrésistible envie de le couvrir de baisers, qu’elle se retenait, de peur de lui déplaire !
Renaut acquiesça aux caresses, et les rendit avec usure. Et plaisir. Cette nuit-là la prière à Julien fit des étincelles.