Les oulipiens ont le Vian en poupe

D’un côté, un palindrome en hommage à Georges Perec. De l’autre, un inédit de Boris Vian achevé par l’OuLiPo, On n’y échappe pas. Mais pourquoi le voudrait-on ?


Boris Vian et L’OuLiPo, On n’y échappe pas. Fayard, 216 p., 18 €

Jacques Perry-Salkow et Frédéric Schmitter, Sorel Éros. Rivages, 80 p., 13 €


D’après ce que nous apprend l’avant-propos d’On n’y échappe pas, Boris Vian, ou plutôt Vernon Sullivan, a l’idée d’un roman pour la Série noire dont il écrit le synopsis et les quatre premiers chapitres en 1950. Puis, passé l’enthousiasme initial, Vernon Sullivan, ou plutôt Boris Vian, laisse tomber le projet sans prendre la peine d’expliquer les raisons de ce désintérêt.

Boris Vian et L’OuLiPo, On n’y échappe pas

Toujours est-il qu’aujourd’hui, grâce à l’OuLiPo, qui s’est collectivement attelé à ajouter douze chapitres aux quatre premiers, chacun peut finir de lire ce roman en ce centenaire de la naissance de Vian (10 mars 1920). Autant dire tout de suite que l’exercice est réussi, et que les oulipiens sont parvenus à préserver le ton du zazou d’après-guerre et de la Série noire qui transparaît dans les premiers chapitres ; à l’aveugle, il ne serait pas aisé de distinguer qui a écrit quoi.

D’ailleurs, même le lecteur le plus inattentif aura repéré que « Vian et l’OuLiPo » est l’anagramme de « toupillon à vie » – ce qui étaye l’hypothèse selon laquelle Le Lionnais et consorts, qui ne manquaient pas de toupet, considéraient que Vian n’était qu’un plagiaire « par anticipation » et avaient déjà en tête cette future collaboration au moment où ils ont baptisé leur mouvement littéraire. On peut aussi repérer « Pollution à vie », ce qui indiquerait plutôt de leur part une forme de prescience à propos de l’état actuel de notre planète. L’OuLiPo révélera-t-il enfin la vérité sur cette question ?

Ainsi, on pourra dire que la contrainte est respectée, mais, comme d’habitude avec les contraintes, là n’est pas l’essentiel. Le jeu de l’ouvroir, c’est d’ouvrir. Et en l’occurrence, On n’y échappe pas donne la part belle à l’humour et au second degré dans lequel le lecteur retrouve bien plus le ton de J’irai cracher sur vos tombes que dans telle ou telle métaphore qui, chez Vian déjà, n’était qu’un pastiche.

Boris Vian et L’OuLiPo, On n’y échappe pas

Boris Vian © DR Archives Cohérie Boris Vian

Cet humour se retrouve également dans les notes de bas de page et de fin qui parsèment le texte, et notamment dans les notes de traduction, qui traduisent les jeux de mots intraduisibles et nous apprennent que Walt Whitman a été rendu par Baudelaire, ou que La Paillette, une villa dans le sud, a été ainsi nommée en « allusion sans doute à la cocaïnomanie » de son propriétaire.

Ce qui pose habilement la question du rôle du traducteur et de la lecture qu’il fait du texte qu’il traduit. En effet, dans la note, le traducteur s’adresse au lecteur et Whitman devient Baudelaire : allusion à « Hypocrite lecteur – mon semblable – mon frère ! » ? Par ailleurs, la signification putative du toponyme La Paillette, articulée par ce « sans doute », relève du commentaire du texte et semble lever le voile sur le rôle du traducteur. Mais comme ce dernier n’est qu’une fiction dans le cas qui nous occupe, on ne peut qu’en déduire que ce « doute » entretenu cache un autre mystère. L’OuLiPo le dissipera-t-il un jour ?

Enfin, n’oublions pas la couverture qui nous projette avec bonheur dans les codes graphiques du début des trente glorieuses. Elle a été réalisée par Clémentine Mélois, qui s’était déjà illustrée avec Cent titres, où l’on trouvait entre autres la couverture de Légume des jours de Boris Viande.

Boris Vian et L’OuLiPo, On n’y échappe pas

Il y a peu, le 2 février 2020, tous les geeks de la planète ont célébré le Happy Palindrome Day, parce que cette date, quand on la transcrit en chiffres, peut se lire dans les deux sens, qu’on l’écrive sous la forme JJ.MM.AAAA ou MM.JJ.AAAA : 02.02.2020. La précédente occurrence de ce phénomène cabalistique remonte au 11 novembre 1111, et les deux suivantes seront le 12 décembre 2121 et le 03 mars 3030. Ça n’arrive donc pas tous les jours. Il est certain que Jacques Perry-Salkow et Frédéric Schmitter ont sabré le champagne pour l’occasion, puisque le 20.02.2002 ils s’étaient lancé le défi d’écrire un texte sous forme de palindrome plus long que celui de Perec, lequel détenait le précédent record. Dix-huit ans plus tard, c’est chose faite avec Sorel Éros, qui compte 10 001 lettres, et dont voici le plan :

Première partie – 5 000 lettres

Un autre vaste maelström […] Elle bise une idole menue. Slave madame, tel l’Éros !

Pivot – 1 lettre

W (perequien)

Deuxième partie – 5 000 lettres

Sorel. L’été, madame valse une mélodie, nue, si belle […] morts. Léa met sa vertu à nu.

Boris Vian et L’OuLiPo, On n’y échappe pas

ambigramme © Basile Morin

Si l’existence même de ce texte vous plonge dans un état de béatitude et qu’en y songeant vous ayez le sourire aux lèvres et les yeux dans le vague, c’est que vous êtes un geek. Pour les autres, que dire, sinon que l’exploit est de taille et la préface de Paul Fournel. (Et que ça sort chez Payot Rivages, dont l’anagramme est Pays Ravigoté).


Une partie des archives de l’OuLiPo (D.R. ANR-DIFDEPO-BnF) est disponible en ligne, en suivant ce lien.

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