Un conte puissant

Sous les dehors d’un conte fantaisiste et virtuose, Eugène Savitzkaya, l’un des écrivains belges les plus originaux de sa génération, rappelle dans Au pays des poules aux œufs d’or la puissance de la littérature, le rôle essentiel du langage dans nos imaginaires et nos existences.


Eugène Savitzkaya, Au pays des poules aux œufs d’or. Minuit, 192 p., 17 €


Le nouveau livre d’Eugène Savitzakaya est un conte. Il en a tous les ingrédients, il en reprend, souterrainement, tous les codes, les ressorts, les formes. On y reconnaît une habitude de lecture étrangère, c’est-à-dire qui admet immédiatement, naturellement, l’incongruité, l’invraisemblance. On y entend à la fois la folie d’un monde déréglé et l’étrange apaisement angoissé des formes archétypales de la littérature populaire. C’est une expérience bizarre, perturbante, inusée. Qu’on le dise d’emblée, c’est déstabilisant mais jouissif ; on y est mal à l’aise et on y retrouve des sensations profondément enfouies ; on y reconnaît tout sans en rien connaître…

Ça commence donc comme dans un conte : « Il y avait, dans un coin du monde, un pays très vaste composé, comme la plupart des pays, de plaines, de fleuves partageant les plaines, de rivières et de ruisseaux ruisselant selon les pentes des plaines, coulant par multiples courants contournant les obstacles et les roches erratiques. On entendait mugir la terre. » C’est dans ce pays-là qu’erre un couple – grand classique du duo étonnamment repris – fort bizarrement accordé : une renarde et un héron (mais sous forme humaine !) qui cheminent « vaille que vaille, n’écoutant que leurs désirs », traversent un continent empruntant à la grande Russie certains de ses traits géographiques, observent un univers profondément déréglé. C’est que, dans « ce pays inatteignable », les œufs d’or ont disparu, les poules n’en pondent plus. C’est que les enfants se sont émancipés et courent nus en jouant ; un tyran prend « langue avec des créatures démoniaques », le peuple se rebelle, on prend des trains qui ne roulent comme aucun autre, un pope est gagné par la folie des grandeurs et « les coqs sont devenus célibataires »…

Mais Savitzakaya ne se contente pas de mettre bout à bout des épisodes plus ou moins cocasses ou troublants, il propose autre chose : il fait le récit d’un monde, en esquisse la genèse, raconte comment il se crée, se règle, s’impose… Il en raconte le désordre et en conçoit une sorte de rêve éveillé. Ce grand écrivain va puiser à toutes les sources. On est tout autant du côté des textes surréalistes que des utopies politiques des années 1970, on baguenaude depuis les contes populaires du monde entier jusqu’à un univers proche de celui d’Antoine Volodine… Le récit coud ensemble ces tissus hétéroclites pour produire un texte comme on en lit peu : incongru, puissant, revigorant. De cette disparate quelque peu loufoque, l’écrivain extrait un récit qui, d’évidence, relève de la fable. Mais, là où il pourrait se limiter à une visée de pastiche ou d’édification, il s’attache au contraire à reconsidérer des formes archétypales du récit pour penser non pas ces formes mais la langue elle-même, son mouvement, ce qu’elle fait jouer.

Eugène Savitzkaya, Au pays des poules aux œufs d’or

Eugène Savitzkaya (2010) © Jean-Luc Bertini

On retrouve dans Au pays des poules aux œuf d’or l’immense jouissance que procure la langue chez Savitzkaya. Peu d’écrivains aujourd’hui s’amusent autant de ses sons, de ses formes, de sa matière même. On y entend des associations, des connivences sonores, des échos qui reviennent, qui touchent l’oreille et mettent en avant le pur plaisir de lire, d’entendre les mots, de se glisser au plus près du langage. Sous le couvert d’un désordre un peu foutraque, Savitzkaya sait très bien ce qu’il fait, il maîtrise son livre parfaitement. Sous les dehors d’une étrangeté et d’une fantaisie qui peuvent rebuter ou au contraire emporter le lecteur, le lire revient à s’aventurer dans la matière même de la littérature, à explorer ses sources profondes. Tant sur le plan de ce que peuvent et la littérature et la poésie, de leur rôle dans la construction de nos esprits, que dans la résistance qu’implique le fait de lire et d’écrire. Il y a, lorsqu’on lit ses livres déroutants, parfois presque incompréhensibles, une sorte de retour à une manière de lire qui appartient à l’enfance. On est un peu perdu, mais il y a une espèce de jubilation à s’égarer, se laisser aller, lâcher prise. C’est qu’on ne lit pas Savitzkaya avec sa raison mais avec ses sens. On y est à l’affût, toujours surpris, désorienté.

Ce qui frappe dans Au pays des poules aux œuf d’or, c’est la manière dont certaines mythologies, certaines structures de langue, de pensée, d’imaginaire, s’imposent dans et par le langage. Et on ne peut qu’être bouleversé par la façon dont, soudainement, le réel, le rapport qu’on entretient avec lui, apparaît inévident, travaillé de contradictions, de troubles. On vacille en riant de tout cela finalement. Car, il faut bien le dire, à l’instar des récits de Chevillard auxquels on pensera souvent, Savitzkaya est d’une drôlerie absolue, d’une audace confondante. Il semble pouvoir tout se permettre, s’amuser de toutes les formes de récits, les assembler dans une forme littéraire hétérogène qui ne fait pas que se jouer des apparences et des codes mais, bien au contraire, rappelle des choses primordiales. Au-delà de la combinatoire fictionnelle qu’il offre au lecteur, il revient à des questions fondamentales : comment la littérature touche à la nature, comment le langage relève de l’enfance, comment l’hyper-modernité s’entremêle avec l’archaïque, comment on revient toujours aux même pulsions, aux même dégoûts ou aux mêmes joies.

Le pays des poules aux œufs d’or, c’est celui du langage même. Et c’est par le langage que tout passe. Ce livre apparaît ainsi étonnamment pluriel, à la fois réécriture grotesque de la Genèse et fable politique qui dénonce les despotismes de tout poil. La cosmogonie devient alors entièrement littéraire, pure fiction, pure jouissance de la langue qui la porte. La prose de Savitzkaya, scandée, répétitive, hantée par des antiennes étranges, fait toujours se rejouer les mêmes éléments, la même matière. Le monde est devenu un bestiaire, la nature se défait, le monde collapse. On retrouve, une fois encore, l’importance de la pulsion sexuelle, la place des corps, l’omniprésence des animaux, le lien à l’enfance, qui hantent Savitzkaya depuis quarante ans. (On pourra notamment lire l’un de ses ouvrages poétiques les plus importants, paru en 1980 aux éditions Christian Bourgois et réédité à l’automne 2019 chez Flammarion, Les couleurs de boucherie.)

On entend dans cet étrange conte la même angoisse d’un réel désarticulé que seule la littérature peut, non pas réordonner, mais concevoir et faire entendre. C’est l’apparent désordre de la fiction, des mots qui y reviennent, fantomatiques et drôles, qui donne au réel une forme paradoxale de cohérence. Comme le répète l’écrivain : « La fable a commencé, la fable ira sa route. »


Cet article a été publié sur Mediapart.

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