Décamérez ! La chèvre sauvage (j12)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Douzième jour de confinement : « belle leçon aux enfants perdus ».

Naples encore, encore une Sicilienne : Britolle Caracciola, épouse (véritable) d’Henri Capèce, un napolitain influent. Opposant politique, il fut emprisonné en Sicile par le roi. Britolle fut alors contrainte de quitter l’île, enceinte, avec un fils de 8 ans. Dans le bateau, elle accoucha d’un second fils, qu’elle baptisa Fugitif.

Le bateau essuya une tempête — il fallut accoster sur une île déserte, pour y attendre plusieurs jours les vents favorables.

À l’écart des autres passagers du bateau, Britolle s’accordait tous les jours une sortie à la dérobée : elle allait sur l’île pleurer seule, pour épancher sa douleur. Un matin, elle s’était éloignée — le bateau fut détourné par un pirate, avec ses passagers : ses enfants !

Du rivage elle vit s’éloigner le navire.
D’une voix presque éteinte elle appela les siens,
s’effondra en pleurant et perdit connaissance.

Décamérez ! La chèvre sauvage, ou belle leçon aux enfants perdus (j12)

© Gallica/BnF

Elle reprit conscience, se mit à courir en tous sens, appelant désespérément ses enfants jusqu’à la nuit tombée. Une obscurité profonde se répandit sur l’horizon. Elle alla se réfugier dans une petite caverne, folle de douleur. Le lendemain, elle vit sortir une chèvre sauvage, et découvrit qu’elle avait mis bas deux chevreaux. Pour se consoler, Britolle prit l’un après l’autre ces deux petits animaux dans ses bras et leur donna le sein.

Elle avait trouvé là une espèce de compagnie, une consolation.

Elle ne les quittait que pour manger de l’herbe et se désaltérer au ruisseau. Privée de tout secours humain et sans espoir de sortir d’un lieu si désert, elle résolut d’y vivre et d’y mourir. Naturellement, elle devint sauvage. Et quand lui revenait en mémoire les images de sa famille, elle pleurait à fendre l’âme.

Quelques mois plus tard, un bateau jeta l’ancre sur l’île. Conrad de Malespini et sa femme se trouvaient à bord. Il faisait beau : on partit en promenade à la découverte de l’île. Les chiens eurent tôt fait de repérer les chèvres, qui conduisirent les promeneurs jusqu’à la grotte : le marquis et sa femme tombèrent nez à nez avec Britolle — devenue noire, maigre et velue.

Le marquis, doucement, fit taire et reculer ses chiens.

Avec son épouse, il s’approcha, lui demanda qui elle était. Britolle répondit fébrilement à toutes leurs questions, raconta avec simplicité son infortune. Vivement touchés, ils offrirent de la recueillir : elle serait traitée comme leur propre sœur. Elle refusa, d’abord — elle voulait finir ses jours dans ce désert — mais ils finirent par la convaincre en lui promettant d’emmener, si elle le voulait, les deux chevreaux avec leur mère.

Dans l’intervalle, les enfants avaient été vendus en esclavage à Gênes. À 16 ans, l’aîné s’évada. Le hasard le conduisit jusqu’aux terres des Malespini, auxquels il offrit ses services, se faisant passer pour un homme à tout faire, nommé « Jean de Procida ».

La mère et le fils vivaient désormais à proximité l’un de l’autre, et ne le savaient pas.

Jean tomba amoureux fou de la fille Malespini, qui ne put se défendre de l’aimer. Pendant plusieurs mois ils eurent une liaison secrète. Il le payèrent très cher : on les découvrit ; le marquis en conçut une fureur extrême. Il fit emprisonner les deux amants, à vie.

Voués au même sort, séparément.

Décamérez ! La chèvre sauvage, ou belle leçon aux enfants perdus (j12)

Église San Michele Archangelo, sur l’île de Procida © Nathalie Koble

En Sicile, un soulèvement renversa le roi. Henri Capèce était vivant : on le fit sortir de détention. Jean, de la sienne, apprit la libération de la Sicile. Il explosa de joie. Son geôlier se moqua de son enthousiasme : « As-tu des vues sur le royaume ? » Jean, qui n’avait plus à s’en cacher, lui dit qu’il espérait son père en vie et lui révéla sa véritable identité. Elle fut rapportée aussitôt au marquis, qui le fit venir pour l’interroger, et pour lui proposer de réparer sa faute, si ce qu’il éprouvait était vrai. Jean était grave, et décidé.

« J’ai aimé, j’aime et j’aimerai toujours votre fille. »

On réunit les deux amants, méconnaissables. Touchés jusqu’aux larmes du plaisir de se revoir, il s’embrassèrent tendrement. Entretemps, Malespina était allé chercher Britolle – il mit le fils et la mère en présence l’un de l’autre, tremblant.

Grand silence.

Elle fixait le jeune homme avec attention, le touchait : elle retrouvait un à un les traits de son enfance, éblouie. Puis elle perdit connaissance dans ses bras. Le jeune homme était bouleversé, au comble de la joie et de l’attendrissement. Il la serra contre lui, longtemps.

Alors on fit la fête. Noces et retrouvailles.

Puis Jean demanda que fût libéré son petit frère. Et qu’on aille enquêter en Sicile pour savoir si son père était mort ou vivant.

Je vous laisse deviner la suite, qui prit du temps. La mère retrouva Fugitif. Accompagnée de ses deux fils, elle prit un bateau pour se rendre à Palerme, retrouver son Henri.

Il attendait sur le port : transports de joie inexprimables. L’histoire ne dit pas ce qu’on fit
de la chèvre et de ses chevreaux.


En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.