Catholiques d’abord

La grande maison d’édition de philosophie Vrin, fondée en 1911 par Joseph Vrin, l’une des rares spécialisées en France en ce domaine, rend tout ce qu’elle doit au penseur et historien de la philosophie Étienne Gilson, en publiant le premier tome de ses Œuvres complètes, confié à Florian Michel, déjà auteur chez le même éditeur en 2018 de Étienne Gilson. Une biographie intellectuelle et politique. Entreprise dont on ignore encore le nombre de volumes, mais qui sera, à n’en pas douter, un monument impressionnant, utile aux historiens de la pensée au XXe siècle au même titre que les Œuvres complètes de Georges Canguilhem chez le même éditeur.


Étienne Gilson, Un philosophe dans la cité, 1908-1943. Œuvres complètes, tome 1. Vrin, 818 p., 38 €


La rencontre dans les années 1920 entre le philosophe et l’éditeur fut déterminante pour l’expression de la philosophie en France. Gilson publiera chez Vrin la plupart de ses livres importants et y construira tout un dispositif de collections assurant une présence publique forte à cette discipline. Ce premier volume, que d’autres suivront selon un ordre plus thématique que chronologique (l’histoire de la philosophie médiévale et moderne, l’esthétique, la métaphysique, etc.), se concentre sur « les engagements publics et politiques » d’Étienne Gilson entre les années 1908 et 1943.

En même temps qu’il contribue avec d’autres à ouvrir à l’histoire de la pensée le continent médiéval, et pas uniquement chrétien, mais aussi juif et musulman, sottement ignoré par des sorbonicoles laïcards considérant qu’il relevait de la théologie et donc de l’irrationalité du mythe, Gilson tente, dans ses prises de position publiques, de doter ce qu’on appelle alors l’Action catholique, voulue par le pape Pie XI pour encadrer l’action des laïcs catholiques dans la cité, d’une sorte de doctrine, une charte théorico-pratique définissant le contexte de l’action légitime, ses fins et ses limites.

Dans cette logique, c’est la publication, en 1934, de Pour un ordre catholique, très apprécié, par exemple, de l’Espagnol José Bergamin (voir Terrorisme et persécution religieuse en Espagne, L’Éclat, 2007), ouvrage reproduit intégralement dans le présent volume, qui tient lieu de pivot, de plaque tournante. Dans ce contexte des années 1930, un organe de presse fondé par les dominicains, l’hebdomadaire Sept, auquel collaborent également Maritain, Bernanos, Mauriac et beaucoup d’autres, va lui servir de tribune jusqu’en 1935 (la revue sera supprimée sur intervention du Saint-Siège en 1937). Il s’agit de tenir une position aussi éloignée de l’Action française que du bolchevisme, du fascisme des mouvements du 6 février 1934 que du laïcisme libéral : une position « catholique ».

Étienne Gilson, Un philosophe dans la cité, 1908-1943. Œuvres complètes

Étienne Gilson © D. R.

Mais Gilson, malgré son peu d’appétence pour les sciences sociales (bien qu’il parle de « matière sociale »), adepte d’une histoire de la philosophie qui est surtout une « histoire doctrinale » (nom qu’il donne à une collection consacrée au Moyen Âge), est bien obligé de constater que les catholiques sont politiquement divisés. L’objectif qu’il vise n’est pas d’établir d’abord une analyse sociologique pour comprendre pourquoi le vote catholique penche le plus souvent à droite, ce que lui reproche amicalement Mounier dans le compte rendu de Pour un ordre catholique publié dans Esprit ; le positionnement de classe ne l’intéresse pas ; en revanche, faire comprendre aux catholiques qu’ils n’existeront pas politiquement, mieux, qu’ils continueront d’être l’objet de toutes les récupérations et manipulations, tant qu’ils ne formeront pas une « force religieuse organisée », tant que « entre la vie privée du catholique et les groupes politiques à l’œuvre desquels, en tant que citoyen, il collabore, [il n’existera pas] un ordre d’institutions créées par les catholiques pour assurer la réalisation des fins catholiques dont l’État n’assume pas la responsabilité ».

Quelles sont ces institutions ? « Les écoles, les institutions charitables et hospitalières, les œuvres de jeunesse et ouvrières ». Gilson consacre beaucoup d’attention à montrer combien serait important l’établissement d’une école vraiment libre, qui lui paraît le levier fondamental de la construction de cet ordre social catholique. Nulle revendication chez lui d’« émigration intérieure » – les catholiques sont bien dans la cité et ne cherchent pas à restaurer une chrétienté [1] –, pas plus qu’une apologie d’un pluralisme d’opinions et d’engagements politiques laissés au choix de chaque conscience chrétienne.

Gilson n’établit pas avant la lettre des Jalons pour une théologie du laïcat, comme le père Congar en 1954 (ouvrage paru deux ans après les Métamorphose de la cité de Dieu du philosophe), il ne prétend pas fonder une nouvelle ecclésiologie, sa réflexion se situe même à un seuil infra-politique, elle se focalise sur les conditions d’existence d’un corps social catholique. Son cadre de pensée est hérité de la  théologie médiévale, celui de l’articulation du règne des fins « naturelles » et surnaturelles. La cité est essentielle à l’obtention des fins naturelles de l’homme, l’Église à celle des fins surnaturelles. Mais l’Église, royaume de Dieu réalisé, dans sa dimension terrestre est rectrice et comptable d’un ordre politique, malgré son caractère autonome, convenant aux fins de l’homme. Si tel n’est pas le cas, sa mission, reçue de son fondateur, lui impose prophétiquement d’admonester le pouvoir temporel.

L’Église ne peut être au service ni d’un État, ni d’un parti, elle n’est pas « utilisable », écrit Gilson, et, par conséquent, le chrétien non plus. Ce qui condamne d’emblée la moindre collaboration avec l’Action française aussi bien qu’avec les partis se réclamant du socialisme ou du bolchevisme. « Demander aux catholiques français de prendre conscience de la communauté d’intérêts religieux et sociaux qui les unit, de s’organiser en conséquence et d’agir pour que l’idéal dont ils s’inspirent s’inscrive aussi dans la structure de la France », ce n’est pas pour autant constituer un parti, puisque les catholiques « ne forment pas une société temporelle, publique ou secrète, mais une Église », une communauté spirituelle réunie autour de « la table de communion ».

Étienne Gilson, Un philosophe dans la cité, 1908-1943. Œuvres complètes

Tout l’effort de Gilson est de répondre à la question des conditions d’une action politique vraiment catholique dans une société qui ne l’est pas ou plus, voire qui menace d’éradiquer le catholicisme. Il combat une pseudo neutralité de l’État qui masque en réalité un laïcisme autoritaire. Sa revendication ne procède pas d’un communautarisme « séparateur », pour faire écho à des débats d’aujourd’hui, mais, au contraire, de ce qui pourrait être pour l’État une neutralité authentique, prenant en compte la totalité de la personne humaine, qui ne peut séparer en elle sa dignité de citoyen, d’être humain et de croyant. Tout est question de distinction des ordres, d’harmonisation entre les plans, mais tout ce travail doit reposer sur une présence sociale, on dirait aujourd’hui une « visibilité », forte et respectueuse. En somme, Gilson cherche à définir une vraie laïcité et sa réflexion pourrait encore être utile.

Bien sûr, en l’absence de toute sociologie, il semble ignorer toutes les compromissions, tout ce poids qui penche le plus souvent vers des politiques injustes. Mais tout se passe comme s’il répondait par avance au fameux article de Merleau-Ponty paru dans L’Action en décembre 1945, « Foi et bonne foi » (repris dans Sens et non-sens), dans lequel ce dernier stigmatisait « l’équivoque du catholicisme comme phénomène social ». Ce n’est pas que « dans la question sociale, on ne peut jamais compter [sur les catholiques] jusqu’au bout » (Sens et non-sens, Gallimard, 1996, p. 210), mais les catholiques, par l’action du même nom, entendent « fixer eux-mêmes les conditions religieuses requises pour que la collaboration qu’on leur demande puisse être accordée ».

Gilson vit dans un monde où les catégories sont transparentes, le « religieux » bien distinct du « politique », et dans lequel la question qui se pose est celle des conditions de l’interaction du premier dans le second. S’il constate que les catholiques sont divisés politiquement, ce n’est pas pour en conclure qu’il devient difficile d’identifier à quoi renvoie le terme d’Église, alors même qu’elle est traversée par tous les clivages sociaux et politiques et que le « corps », le « lieu » qu’elle constituait, unissant le « dire » au « faire », tendent à « éclater », selon les termes de Michel de Certeau (Le christianisme éclaté, Seuil, 1974).

Si Étienne Gilson, malgré son combat contre l’Action française, n’a pas assez prêté attention à la sociologie, il reste que sa pensée met en crise assez radicalement un « politique » de droite ou de gauche, libéral ou fascisant, démocrate ou transformé en manager, qui se penserait das Total, par intervention d’un principe extérieur supérieur, qui lui-même doit veiller de très près à son extériorité, qui empêche le gros animal politique de se refermer sur lui-même au mépris de la personne humaine et, faudrait-il ajouter aujourd’hui, de la terre.


  1. Dans une note importante du chapitre dédié à Roger Bacon de ses Métamorphoses de la cité de Dieu, Gilson souligne que « nous n’avons encore pas de théologie de la Chrétienté » (p. 80).

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