Près de dix ans après les soulèvements de l’année 2011, Twitter & les gaz lacrymogènes de Zeynep Tufekci redonne vie à des analyses presque anachroniques et rappelle ce moment fragile où les dissidents de Tunisie, d’Égypte et de Turquie avaient une double avance, générationnelle et technique, sur les régimes répressifs qu’ils ont momentanément déstabilisés. La chercheuse, sociologue et développeuse informatique de formation, replace le rôle d’Internet dans l’évolution des mouvements de contestation et de leur répression.
Zeynep Tufekci, Twitter & les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Anne Lemoine. C & F Éditions, 430 p., 29 €
Après la douche froide de l’affaire Cambridge Analytica aux États-Unis et les preuves de l’instrumentalisation des réseaux sociaux dans plusieurs processus électoraux censément démocratiques, tout se passe comme si on s’interdisait d’évoquer le rôle d’Internet à un autre endroit de la politique : au sein des mouvements sociaux. Ce relatif silence contraste avec l’enthousiasme de mise au tout début de la décennie 2010, au moment des « printemps arabes », où de nombreux commentateurs ne tarissaient pas d’éloges sur les « révolutions Facebook » tout en posant des équivalences rapides entre révolution technologique et émancipation politique.
Ce trop-plein de storytelling technophile avait été logiquement suivi d’une avalanche de déplorations cyberpessimistes, s’appuyant notamment sur les analyses d’Evgeny Morozov dans The Net Delusion : The Dark Side of Internet Freedom. Au fur et à mesure que les régimes dictatoriaux percevaient les potentialités de l’outil connecté à des fins de surveillance et de répression, les positions cyberpessimistes l’ont emporté, invisibilisant les travaux faisant le lien entre les mobilisations et Internet.
À l’époque, la question des médias sociaux était trop et mal posée. Zeynep Tufekci rappelle la lassitude des activistes à ce sujet face à des journalistes leur posant inlassablement une question ingénue : les réseaux sociaux eux-mêmes n’étaient-ils pas à l’origine de ces soulèvements ? La question n’était pas exempte d’une forme de néo-orientalisme, comme l’a montré Yves Gonzalez-Quijano dans Arabités numériques (Actes Sud, 2012) : ces jeunes activistes étaient « médiagéniques » parce qu’ils nous ressemblaient avec leurs lunettes en écaille et leurs smartphones, et ces technologies créées en Occident – donc émancipatrices par nature – leur avaient permis de lancer leurs e-révolutions.
Comme le souligne Tufekci, dans ces premiers commentaires l’accent était mis sur la technologie et non sur les usages, et c’est bien ce qui irritait les activistes qui « estimaient que les médias n’accordaient pas aux activistes arabes le mérite d’une utilisation nouvelle et réellement innovante de ces outils ». L’un des grands mérites du livre est de saluer les activistes de 2011 comme des pionniers en matière de médiactivisme et de logistique de l’action collective. Yves Gonzalez-Quijano a montré que ce rôle de pionnier ne venait pas de nulle part, qu’il avait éclaté de façon spectaculaire cette année-là, car l’émergence de la cyberdissidence arabe à partir des années 1990 était passée relativement inaperçue. Tufekci rappelle les initiatives novatrices qui ont vu le jour à la charnière des années 2010, comme 140 journos en Turquie ou Tahrir supplies en Égypte, qui ont toutes deux exploité l’outil, à des fins d’information dans le premier cas, de logistique pour le matériel médical dans le second.
« La technologie n’est ni bonne ni mauvaise ; et n’est pas neutre non plus », nous rappelle l’auteure, et il convient de prêter attention à ses usages. Tufekci tient ainsi le pari d’une recherche empirique d’ampleur, alliant rigueur ethnographique par l’observation des acteurs en ligne et hors ligne, et connaissance fine des architectures d’Internet et de ses plateformes de réseaux sociaux, sans jamais se départir d’une ambition théorique et politique annoncée dès l’introduction. À partir de ses observations sur les mouvements altermondialistes dans les années 1990, la chercheuse accumule données et enquêtes pour documenter ce qu’a signifié l’arrivée d’Internet puis son développement pour les mouvements sociaux.
Que son point de départ soit le Chiapas n’est pas un hasard : « les réseaux de solidarité zapatiste marquent le début d’une nouvelle phase, l’émergence de mouvements connectés au moment où l’internet et les outils numériques commencent à se répandre parmi les activistes et plus généralement au sein des populations ». La chercheuse a choisi ainsi de se concentrer sur les mouvements anti-autoritaires de gauche, pour comprendre la convergence entre une culture politique et une culture technique – celle de l’Internet libre, puis des réseaux sociaux.
Plusieurs terrains d’enquête (Tunisie, Égypte, Turquie, Occupy, Hong Kong) fournissent le gros des données dont dispose Tufekci, qui n’hésite pas à aller chercher des contre-exemples à la fois contemporains – comme le mouvement conservateur du Tea Party – et plus anciens, pour mettre en relief l’intérêt des pratiques d’une part, d’autre part le renversement des chaînes d’action qui permettent les mobilisations. À ce titre, elle convoque régulièrement le mouvement pour les droits civiques comme un point de comparaison historique permettant de comprendre les ruptures en termes logistiques et organisationnels que permettent les réseaux sociaux. Elle examine les forces et les faiblesses des mouvements sociaux dans une sphère publique « connectée », à partir de cette vérité toute simple : « Une société qui repose sur l’imprimerie et une société possédant une sphère publique en ligne ne fonctionnent pas selon les mêmes écologies de mécanismes sociaux. »
Grâce à une écriture volontairement accessible, l’ouvrage suscitera l’intérêt des chercheurs et des activistes comme des simples curieux. On y trouvera des idées fortes, dont l’expression pourra parfois sembler répétitive mais qui ont le mérite de la clarté. La première partie aborde de façon générale les technologies numériques et les mécanismes des mouvements sociaux. La deuxième, « Les outils de l’activiste », montre que la sphère publique connectée s’est transformée avec l’avènement des plateformes de médias sociaux autour de 2005. Espaces commerciaux privés, régis par des algorithmes mystérieux, avec des politiques de gouvernance spécifiques, ces plateformes tour à tour entravent et permettent la mise en contact et la communication de grands groupes de personnes.
Tufekci examine les « affordances » des technologies numériques dans leurs caractéristiques techniques à partir de quelques cas – notamment avec la question du nom ou du pseudonymat pour certaines catégories d’activistes. Enfin, la troisième partie s’intéresse aux interactions entre mouvements et autorités et aux signaux mutuels qu’ils s’envoient au sein du rapport de force. S’intéressant aussi aux compétences développées par les régimes répressifs sur le terrain numérique, les différents chapitres font le point sur les mutations profondes qui ont affecté ces signaux ou, pour le dire autrement, ces indicateurs de puissance, au premier chef desquels la manifestation.
C’est l’une des idées phares du livre : en tant que signal envoyé par les mouvements sociaux, la manifestation à l’ère des mouvements sociaux connectés a radicalement changé de statut. Elle n’est plus le point d’aboutissement d’une longue organisation interne, fastidieuse, et par conséquent le signe d’une capacité mobilisatrice et d’une structuration efficace du mouvement, mais au contraire le moment inaugural d’une contestation permise par le développement d’outils qui font se retrouver dans l’espace public physique – sur des places, par exemple – des individus mus par un même sentiment d’indignation.
Tufekci explique que les outils technologiques sont aux mouvements sociaux ce que les sherpas sont aux alpinistes : si au XXIe siècle la levée de masse est au bout du clic, elle n’est plus perçue comme un signal de puissance par les autorités, comme les grandes manifestations organisées pendant de longs mois par le mouvement des droits civiques. Au moment d’attaquer le sommet – ou les puissants –, la musculature fait défaut. C’est ce que Tufekci nomme les « internalités de réseau » : si la mobilisation et la manifestation sont rendues plus faciles, le travail de structuration interne qui permet la maturation des processus de décision et surtout la capacité tactique passent à la trappe.
La question de l’organisation est centrale dans les thèses de Tufekci et permet d’expliquer la déconfiture de la plupart des mouvements une fois passée la manifestation. Elle lie cela à la fois à la culture politique de ces mouvements et aux outils dont ils disposent, qui exacerbent leurs forces – la capacité de mobilisation rapide – mais aussi leurs faiblesses. L’absence de leaders, élément caractéristique des mouvements étudiés, est à la fois une force et une faiblesse, qui les pénalise à deux moments essentiels : lors des négociations, puisque les mouvements ne sont pas reconnus dans les négociations par la partie adverse, et dès qu’il s’agit d’opérer des changements tactiques.
Présents de longue date dans la sociologie de l’organisation (Tufekci rappelle l’article « The Tyranny of Structurlessness » de la féministe américaine Jo Freeman), ces éléments semblent toujours utiles aujourd’hui. De fait, les questions tactiques se sont posées avec acuité dans ces mouvements qui ont grandi avec les cultures anti-autoritaires de l’ère Internet. Dans son roman La ville gagne toujours (Gallimard, 2018), Omar Robert Hamilton, écrivain et révolutionnaire égyptien, met en scène des activistes aux prises avec l’espoir puis le goût amer de la défaite. La même question lancinante hante le récit : auraient-ils dû prendre Maspero, le siège de la télévision nationale ? Cela aurait-il changé le cours des choses ? À quel moment ont-ils perdu, une fois passée l’occupation de la place Tahrir ?
Depuis 2011, les régimes ont aussi retenu la leçon : la manifestation n’est plus forcément un signal fort. Les manifestations à l’ère des réseaux sociaux peuvent être organisées en un rien de temps et être massives, mais elles sont désormais le moment inaugural d’une mobilisation collective qui peut être réprimée. Prenant en compte la contre-attaque des systèmes répressifs, à distance des événements, Twitter & les gaz lacrymogènes repolitise la question des émotions et de l’attention, déplaçant les questions d’information, de contre-information et de propagande à l’ère des réseaux sociaux. Au XXIe siècle, la véritable ressource d’un mouvement social n’est pas l’information, mais bien l’attention.
On ne peut comprendre autrement les stratégies des autorités en matière de propagande : la surabondance d’informations, la multiplication des fausses informations, la focalisation sur tel élément au détriment d’autres, ont pour but de noyer l’attention des citoyens et surtout de briser la chaîne causale qui fait le lien entre la diffusion d’informations et la production d’une volonté et d’une capacité d’action d’abord individuelle puis collective : « Dans la sphère publique connectée, l’objectif des puissants n’est souvent pas de convaincre la population de la vérité d’un récit spécifique, ni d’empêcher une information donnée de sortir (de plus en plus difficile), mais de produire de la résignation, du cynisme et un sentiment d’impuissance au sein de la population. »
Ce livre remarquable, déroulant ses analyses sans jamais se départir d’une tonalité joyeuse, se lit aussi comme un antidote à ces passions tristes qui empêchent d’agir. Et remet au goût du jour ce slogan de la révolution égyptienne : اليأس خيانة, « Le désespoir est une trahison ! ».