Suspense (29)
Avec Une, deux, trois, Dror Mishani abandonne momentanément les enquêtes de son sympathique inspecteur Avraham Avraham, sujets de ses précédents romans, pour se tourner vers le « thriller » psychologique. L’écrivain israélien, professeur à Tel Aviv, réussit son incursion dans le genre en y opérant quelques vivifiantes modifications et en y instillant une dose subtile de critique sociale et morale.
Dror Mishani, Une, deux, trois. Trad. de l’hébreu par Laurence Sendrowicz. Gallimard, coll. « Série noire », 336 p., 19 €
Une, deux, trois, qui se déroule aujourd’hui, essentiellement dans les envions de Tel Aviv, se présente au départ comme un roman de malaise existentiel sur fond de morosité nationale. Le roman de Dror Mishani prend la forme de trois récits successifs faits du point de vue de trois femmes en quête d’un réconfort qu’elles croient, l’une après l’autre, trouver auprès d’un certain Guil. Celui-ci se révèle ne pas être tout à fait qui il prétend être, et leurs rencontres glissent alors vers une issue fatale.
Comment ont-elles croisé son chemin ? La première femme, professeur, a été plantée là avec un petit garçon par son mari et s’est inscrite sur un site de rencontres. La seconde, une Lettonne très isolée, employée dans une maison de retraite, espère un signe de Dieu et quelques heures de ménage supplémentaires pour compléter ses revenus. La troisième, mère de famille débordée et plongée dans l’écriture d’une thèse, rêve de distractions.
Guil, comme amant, employeur, camarade, semble à chaque fois susceptible de répondre à leurs attentes, mais rien ne se passe comme elles s’y attendaient, ni comme lui le prévoyait. Après la mise en place de tous les ingrédients nécessaires, Mishani concocte une bonne fricassée de frissons et un retournement final aux petits oignons. Pas étonnant donc que livre ait déjà eu un beau succès en Israël et ait été vendu à Keshet, la société qui a produit la série Homeland, laquelle ne prévoit pas moins de deux versions pour l’écran, l’une se déroulant à Tel Aviv, l’autre on ne sait où mais destinée à « l’international ».
Il faut dire que Une, deux, trois est fort bien mitonné. Mishani réutilise la recette classique « innocente victime »/« méchant prédateur », mais augmente le suspense en « triplant » le récit. Cette multiplication par trois des angles de vision lui permet aussi d’introduire diversité sociale et psychique, chacune des femmes ayant une histoire et une subjectivité particulières. Et comme Mishani est assez fin analyste de l’âme humaine, le vilain loup et ses brebis parviennent à prendre plus de relief qu’il n’est de coutume dans ce schéma souvent mécanique.
Une évocation discrète, bien intégrée dans le récit, des problèmes de la société israélienne ajoute à l’intérêt de ce bon divertissement. En effet, Mishani, sans effectuer de présentation à charge, fait état d’un déboussolement général : affairisme, course au passeport étranger pour obtenir une double nationalité, situation peu enviable des travailleurs étrangers, attachement morbide à certains aspects du passé, familles au bord de la crise de nerf… Rien ne va, personne ne sait ou ne veut faire face à la réalité. Une remarquable absence nous le dit bien : aucun Palestinien n’apparaît dans le roman.
Mais un fantôme hante ces pages : celui de Nahum, aimable vieux monsieur qui vient de mourir et qui appartient à une génération née hors d’Israël. Il apparaît toujours pour prévenir d’un danger, et son évanescente figure est comme le souvenir d’un idéal généreux et vertueux que chacun aurait chassé de ses souvenirs et de ses projets. Voilà qui suffit à donner à Une, deux, trois un léger parfum d’allégorie politique et morale, à faire naître dans l’imagination du lecteur l’impression que cette histoire de Guil et des femmes qu’il tue est aussi un conte sur le triste château d’Israël régenté par des Barbe-Bleue pervers et (presque) tout-puissants.