Chevillard en pleine forme

Dans son blog du mercredi 18 mars 2020 (publié à 0 h 06), Éric Chevillard, triste et narquois, se félicite de ses stratégies éditoriales et dit son soulagement que son dernier livre, Monotobio, sorti en mars mais dérogeant un peu aux principes de marketing qui sont les siens, ait été sauvé in extremis par un heureux alignement de virus.


Éric Chevillard, Monotobio. Minuit, 170 p., 17 €


« Quand je publie un livre, signale-t-il, je veille à ce que la saison de sa parution, son titre ou son propos, suffisamment revêches et rébarbatifs, dissuadent le lecteur souvent trop bien disposé et bêtement curieux d’y fourrer son nez […]. Stratégie couronnée de succès jusqu’à cette rentrée de printemps où Monotobio, titre excellent, récit allègre, menaçait de fragiliser l’œuvre de toute une vie. L’ordre de fermeture des librairies a très opportunément sauvé mon entreprise. » Et de poursuivre : « Il n’était que temps, douze exemplaires de Monotobio s’étaient déjà littéralement arrachés sur les étals de ces commerces non essentiels à la vie de la nation, pour reprendre les mots si justement pesés de notre président. »

Las, décevons l’auteur ! Ceux qui, après cambriolages ciblés ou commandes en ligne (auprès de libraires indépendants), réussiront à se saisir des exemplaires restants risquent de se transformer en fervents propagandistes d’un ouvrage qui pourrait alors bien faire exploser les ventes (selon une expression contemporaine n’engageant à aucun chiffrage), car Monotobio est juste ce qu’il faut par les temps qui courent et par tous les temps : drôle, critique, intelligent, comme les œuvres précédentes de Chevillard [1], mais un peu différemment.

Éric Chevillard, Monotobio

Éric Chevillard © Jean-Luc Bertini

Monotobio est-il autobiographique ? Oui, dans le sens où il « raconte » des événements survenant dans la vie d’un homme qui ressemble à Éric Chevillard. Non, dans le sens (dessus dessous) où c’est Chevillard qui l’écrit. Il y marche sur sa balle de ping-pong, se « découvre un taux de glycérine trop élevé (2,07 g/l) », « sème les graines du gazon d’Arno Schmidt » qu’on lui a rapportées de Bragfeld, etc. Il y a donc de la « vraie » existence là-dedans, avec du concret et du moins concret ; animaux, petites filles (en fait, seulement deux), voyages, travail, blessures, réflexions… toute une succession de notations accompagnées d’une mise à distance par détours, antilogies, digressions ou enchaînements farfelus. Le lecteur l’aura compris dès son embarquement, et l’auteur le lui a fait savoir il y a déjà plus d’une décennie par une formule maintenant célèbre : « le bateau est vendu avec le pirate ».

Pavillon noir donc pour traversée avec capitaine Crochet ! Sont passés par-dessus bord ceux qui comptaient naviguer à l’ancienne sur le bon vieux récit de vie. L’heure est à la destruction et au sabordage, mais pas que. Crochet comme Chevillard ont la flibuste un peu métaphysique. Et c’est peut-être la présence structurante de cette humeur qui rend Monotobio particulier. Car le temps s’en va follement dans ce livre : les heures blessent (au fil des pages, beaucoup d’égratignures, d’entorses, de maladies), le tic-tac de l’horloge (phobie du capitaine) se fait plus fort (le crocodile déjà régalé d’un avant-bras humain semble s’approcher pour la fin du repas)… Les bonnes vieilles questions de libre arbitre et de providence divine pointent leur nez sous des déguisements divers. Pourtant se déploie dans l’ouvrage, en réaction « aux demoiselles Parques » et aux mystères des « hautes sphères », une sorte d’innocence de l’animal, de la nature, de l’enfant, toujours révélée par la présence des oiseaux et des plantes, par les innombrables activités ludiques de coloriage, de découpages de châteaux en carton, de jeux de « Cochon qui rit ».

Il y a dans Monotobio du Bossuet (oui, oui, voir la page finale avec montée au ciel et raki céleste à l’arrivée) et du Fischli et Weiss (voir, pour qui ne connaît pas les deux extravagants artistes suisses, la vidéo de 1,27 mn résumant « Der Lauf der Dinger » – « Le cours des choses »). Tout roule, tout glisse, tout tombe, mais théologien, plasticiens et écrivain contrefont des ascensions ou organisent des parcours de guidage pour l’écroulement. D’êtres conquis, ils nous transforment en conquérants. Comme c’est bien !


  1. Dont EaN a rendu compte : Prosper à l’œuvre, L’explosion de la tortue, Défense de Prosper Brouillon et Ronce-Rose.
Cet article a été publié sur Mediapart.

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