Décamérez ! Isabel et le basilic (j22)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Vingt-deuxième jour de confinement : « une histoire de mafia sicilienne ».

« Who hath not loiter’d in a green church-yard,
And let his spirit, like a demon-mole,
Work through the clayey soil and gravel hard,
To see skull, coffin’d bones, and funeral stole ;
Pitying each form that hungry Death hath marr’d,
And filling it once more with human soul ?
Ah ! this is holiday to what was felt
When Isabella by Lorenzo knelt. »

Keats, « Isabel and the pot of basil »

Décamérez ! Isabel et le basilic, ou une histoire de mafia sicilienne (j22)

© Gallica/BnF

Chère Isabel, pauvre et tendre Isabel !
Et Lorenzo, l’ouvrier amoureux…
Elle avait trois frères, puissants et cruels –
Il habitait là, travaillait pour eux.

Dans la boutique, il faisait tout, avec une grande vitalité. Il était son rayon de soleil. Sa voix continuelle était plus agréable, pour elle, que le bruit des arbres ou le ruisseau caché. Quand elle était seule dans sa chambre, elle faisait résonner son nom sur son luth, et passait son temps à le broder, à la lumière du jour.

Ils se retrouvèrent, eux aussi, en secret. Une nuit cependant, l’aîné des trois frères vit sa sœur se glisser dans la chambre de l’ouvrier. Le lendemain, il avertit les autres. Ils se concertèrent, et résolurent de se venger en silence.

Par une agréable matinée, ils se rendirent chez Lorenzo au lever du jour. Ils lui proposaient une promenade, à la fraîche :

« Viens viens, avant que le soleil ne compte
son chapelet de rosée sur l’églantine. »

Lorenzo, ravi, s’empressa d’accepter. Ceinture, éperons, et tenue de chasseur – en deux minutes, il était prêt.

A son départ, il l’entendit joyeusement chanter. Il rayonnait.

Les trois frères l’entraînèrent bien loin hors de la ville, dans un forêt profonde. Là, ils se jettèrent sur lui et le poignardèrent sauvagement sans un mot. En toute hâte, ils l’enterrèrent sur place et retournèrent chez eux. À leur sœur, ils racontèrent que pour affaire urgente il avait dû partir en terre étrangère. Ce fut tout.

Elle attendit, désemparée, anxieuse. Ses frères, revenus à leurs besognes, la brutalisaient. Elle n’avait pas le droit de se montrer inquiète : ce n’était qu’un commis ! Mais elle était inconsolable. Enfermée dans sa chambre, elle pleurait en secret, l’accusait de sa trop longue absence. Une nuit, elle eut un rêve étrange.

Lorenzo était là en personne. Pâle, défait. Vêtu d’habits déchirés et couvert de sang.

« Hélas, c’est vainement que tu m’appelles, très chère.
La forêt était mon tombeau.
Mes assassins sont tes trois frères.
Je suis tombé sous leurs couteaux. »

Immobile, dans un demi-sommeil, Isabel était fascinée. Elle était suspendue à cette voix d’outre-tombe qui paraissait chanter. Le son parvenait jusqu’à elle comme un souffle de vent, sur une note basse, sifflée :

« Isabel ma douce / au-dessus de ma tête / les myrtilles rouges tombent / une pierre de silex/ pèse sur mon cadavre / autour de moi des hêtres / et de hauts marronniers / feuilles et figues barbares / jusqu’à mon lit / vient d’au-delà de la rivière / un bêlement de bergerie / je sais ce qui était / et je sens ce qui est

Va verser une larme sur ma fleur de bruyère – je serai consolé. »

Il disparut.

Décamérez ! Isabel et le basilic, ou une histoire de mafia sicilienne (j22)

« Sans titre », de Ronan Barrot

À son réveil, avant l’aube, elle partit. Elle prit le chemin de la forêt, scruta les fourrés : hêtres, figues, myrtilles et marronniers. Sur un monticule de terre remuée, elle vit la pierre. Elle creusa, follement, trouva le corps à peine décomposé de son amant.

Devant l’horreur, ferait-elle face ? Elle balançait entre dégoût et terreur. Il n’aurait pas de sépulture, elle ne pouvait plus rien, ne savait où aller. De désespoir, elle se leva. Ses gestes étaient mécaniques. Elle sortit son couteau, se pencha et préleva la tête. Elle l’enveloppa soigneusement dans un linge, la posa dans un panier et remit la terre en place sur le reste du corps, sous les arbres. Puis elle rentra chez elle, raide comme une statue, le panier au bras.

Alors elle s’est enfermée dans sa chambre, pour arroser librement le crâne de ses larmes. Elle coiffe la tête, la caresse, lui parle. Pour qu’elle échappe au regard de ses frères, elle la met dans un pot, un de ces grands vases où l’on plante la marjolaine, avec d’autres fleurs. Elle l’entoure dans un beau mouchoir de soie, la couvre de terre, et plante par-dessus un beau basilic salernitain, se promettant de l’arroser tous les jours avec soin.

Larmes et eau de rose, et de fleurs d’oranger.

Elle pleurait parfois si abondamment que le basilic en était inondé : comme par magie, il grandit à vue d’œil – il embaumait la chambre. Isabel ne la quittait plus. Elle se remit à la musique, aux travaux d’aiguilles. Elle parlait toute seule, d’une voix continue.

Elle s’entretenait avec son basilic.

Ses frères, suspicieux, se demandaient la raison d’un attachement si curieux – ils trouvèrent le moyen de dérober le pot. Ils fouillèrent : la tête de mort apparut aussitôt. Une boucle de cheveux clairs y était encore accrochée.

Décamérez ! Isabel et le basilic, ou une histoire de mafia sicilienne (j22)

« Isabella et le pot de basilic », par William Holman Hunt (1868)

Terrifiés à l’idée d’être dénoncés, ils allèrent quelque part se débarrasser de la relique, et s’enfuirent à jamais.

La pauvre fille, livrée à elle-même, errait. Elle ne cessait de demander son vase. Elle mourut peu de temps après. En Sicile on chante encore aujourd’hui aux fenêtres :

« Quel est le mortel inhumain
Qui m’a volé sur ma fenêtre
Le basilic salernitain ? »


Le peintre John White Alexander a donné une représentation picturale saisissante de cette histoire, à voir en ligne en suivant ce lien.
En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.