Le pænsum Stiegler

Comment lire un ouvrage qui, à chacune de ses lignes, renvoie le lecteur à des publications antérieures ou à des livres futurs de son auteur ? D’autocitations en annonces, le lecteur s’étourdit puis s’agace franchement dans l’attente d’une proposition de penser, non pas en arrêt, comme les chiens du même nom, mais saisissable, ne serait-ce que par la manche, comme on le dit d’un voleur que l’on n’a pas réussi à appréhender et dont il nous reste en main que le manteau, c’est-à-dire au moins un gabarit, une physionomie. C’est la mésaventure qui a lieu dans le deuxième volume du cycle Qu’appelle-t-on panser ? de Bernard Stiegler.


Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? 2. La leçon de Greta Thunberg. Les Liens qui libèrent, 524 p., 25,50 €


Avec patience, on a cru comprendre qu’il s’agissait, dans ce qui devient l’immense continent des publications de Bernard Stiegler, pour le « stieglerlogiciel » (je forge cette expression après celle de Derrida parlant dans Circonfession de « théologiciel »), de relire Bergson, dont le temps serait revenu. Et puis, patatras, voilà qu’en août 2019, à la suite du lancement de l’appel des « Jeunes pour le climat », paraît dans Le Monde diplomatique un article de Jean-Baptiste Malet le contestant radicalement et qu’à l’automne 2019, à la suite de son intervention à la tribune des Nations unies, Greta Thunberg devient l’objet d’attaques ignobles. Ces deux événements suffisent à faire dévier Qu’appelle-t-on panser ? 2 de son axe, nous valent plusieurs chapitres de discussion de Malet et, à la fin, donnent au livre son sous-titre même : « La leçon de Greta Thunberg ».

Mais le lecteur, depuis longtemps, s’interroge sur le statut du déploiement de l’œuvre, remplissant à foison les notes de bas de page, de Bernard Stiegler, perdu qu’il est (le lecteur) dans les volumes 2 ou 3 de cycles en expansion – La technique et le temps, trois volumes parus et il s’en programme jusqu’à un septième, le cycle dans lequel nous sommes qui va se continuer par un troisième et un quatrième tome et d’autres encore, Mécréance et discrédit, tome 3 ? Sommes-nous devant des matériaux de séminaires, des notes préparatoires, des cahiers de pensée (leur couleur alors serait plutôt le blanc) ? C’est le statut du texte qui est en question, et donc le point de savoir s’il faut et jusqu’où prendre l’auteur au sérieux.

Ces difficultés de lecture ne seraient pas gênantes si elles se révélaient seulement le fait de quelqu’un qui est peu familier des écrits de l’auteur. Mais on peut exiger un certain seuil d’autonomie pour chaque « livre », constituant une « unité » permettant au lecteur d’en prendre connaissance pour lui-même, sans être nécessairement pris dans tout un réseau (un filet ?) autoréférentiel qui, s’il témoigne ou veut témoigner d’une belle cohérence de l’auteur, finit par exclure celui qui n’a pas en tête à chaque instant le work in progress se convertissant sans cesse en Opera omnia. Mettons les mots de « livre » et d’« unité » entre guillemets, puisqu’ils sont des gros mots devenus presque inutilisables tellement on devrait justifier aujourd’hui leur emploi.

Une fois la réaction atrabilaire passée, il faut aller au cœur. Au-delà des débats infinis sur le nom (ou l’absence de nom) de notre époque (ou de l’absence d’époque) ou de notre ère géohistorique (Anthropocène, Capitalocène, etc.), au-delà de la question de savoir s’il faut combattre les collapsologues et les apocalypticiens, on sait bien que la seule question qui vaille est celle, kantienne, de « qu’est-ce que l’homme ? ». Car, dès que l’homme fait son apparition dans la géosphère, il la transforme en noosphère et en technosphère, puisqu’elle ne sera plus que par la médiation du travail humain et de son organon « exosomatique », selon l’expression de Stiegler, laquelle désigne, banalement, aussi bien l’outil que les institutions sociétales.

Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? 2. La leçon de Greta Thunberg

Bernard Stiegler © Jean-Luc Bertini

Déjà le chœur d’Antigone le chante : « multiple est l’effrayant, rien de plus effrayant que l’homme », le Moyen Âge en a conscience et énonce que l’homme est « providentia sui », lieu-tenant de Dieu dans la création (contrairement à ce que l’on va répétant sur la responsabilité négative de la Genèse sur l’état de la Terre). Il n’y a pas jusqu’au bon Descartes qui ne déclare que la finalité de son fameux « se rendre comme maître et possesseur de la nature » n’a rien à voir avec le « jouir sans entraves » des soixante-huitards mais vise à la « conservation de la santé », « premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie », qui permettra de créer une harmonie entre le corps et l’esprit rendant les hommes « plus sages et plus habiles ». Sans parler de Hegel et de Marx, etc.

La question, heureusement, pour Bernard Stiegler n’est pas de sortir de l’Anthropocène, et on ne peut que lui donner raison de préférer au terrain de la datation des traces de son apparition celui de l’analyse des conditions qui mènent à l’organisation du monde que nous connaissons aujourd’hui et qui a pour vrai nom « l’entropocène », dans la mesure où l’Anthropocène s’est transformé en un « entropocène, c’est-à-dire une période de production massive d’entropie » dans son ultime version historique. C’est donc dans un « régime réellement humain » du monde (pour paraphraser l’expression, chère à Alain Supiot, de l’Organisation internationale du travail qui parlait de « régime réellement humain du travail ») qu’il faut entrer à l’âge où l’on sait que nous n’avons qu’une seule Terre (pas d’exoterre, comme l’affirmait Paul Virilio), que nous formons une seule humanité (au-delà des différences morphologiques inessentielles) et qu’il existe quelque chose en l’homme (qu’on le nomme comme on voudra : personne, conscience, âme, sujet, soi…) qui doit être respecté.

L’un des principaux enjeux du cycle Qu’appelle-t-on panser ? consiste à « constituer une nouvelle économie industrielle » capable de débloquer les capacité noétiques et émotionnelles de l’homme. En quelque sorte, comment des hyper-Lumières peuvent soigner, panser les Lumières. Bergson aurait vu le pharmakon de la technosphère tourner au poison. Le philosophe, que l’on a tant raillé pour son « supplément d’âme », devrait être revisité, ce à quoi s’efforce Stiegler, bon lecteur de certains des disciples du professeur au Collège de France, Simondon et Deleuze. Selon lui, ce à quoi peut nous aider Bergson, c’est à « pænser » (pour notre auteur penser, c’est panser), une « mystagogie de la raison », c’est-à-dire ouverte (les sociétés ouvertes de Bergson) à l’improbable, à l’incalculable, le calcul de l’intelligence fabricatrice (celui des algorithmes « des technologies du capitalisme ») étant un grand « entropofacteur ».

Mais n’est-ce pas ne retenir de la mystagogie que sa dimension d’accès par initiation à un savoir supérieur, alors même qu’elle peut avoir, comme dans le christianisme, un sens nuptial, selon l’image de la fiancée que l’on pare pour son époux ? Nous faut-il une gnose supérieure, à l’heure où la tâche consiste à repenser une théorie des besoins entraînant de nouveaux modes de production et de consommation, lesquels ne pourront fleurir sans les retrouvailles avec une certaine nuptialité de l’homme et de la Terre ? Peut-être Bruno Latour, avec sa demande de « description » de nos modes de vie, commence-t-il plus efficacement le travail de soin. La description est peut-être le premier pas vers la prise de conscience ‒ ou, selon la tradition mystagogique, « la conversion » ‒ de ce qui nous enchaîne, de toutes ces habitudes destructrices. Peut-être est-ce là le seul moyen de retrouver l’inventivité dont parlait Simondon et l’esprit d’enfance, celui de Greta Thunberg ainsi que celui de Walter Benjamin, qui écrivait dans Le Livre des passages (Cerf, 1989, trad. de Jean Lacoste) : « Seul un observateur superficiel peut nier qu’il n’y ait des correspondances entre le monde de la technique et le monde archaïque de symboles de la mythologie. Tout d’abord, il est vrai, la technique nouvelle n’est perçue que dans sa nouveauté. Mais il suffit qu’elle entre dans le premier souvenir d’enfance venu pour que ses traits changent. […] Par l’intérêt que [l’enfance] porte aux phénomènes techniques, par la curiosité qu’elle a pour toutes sortes d’inventions et de machines, chaque enfance relie les victoires de la technique aux vieux mondes de symboles ».

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