Penser la langue de l’antisémitisme

Enseignante et écrivaine, Cloé Korman a publié en janvier Tu ressembles à une juive (Seuil). Psychanalyste et philosophe, Stéphane Habib vient de publier Il y a l’antisémitisme (Les Liens qui libèrent). Dans cette conversation organisée par la revue Tenou’a, tous deux abordent deux phénomènes étranges, mais non étrangers l’un à l’autre : le racisme et l’antisémitisme.


Cloé Korman, Tu ressembles à une juive. Seuil, 70 p., 12 €

Stéphane Habib, Il y a l’antisémitisme. Les Liens qui libèrent, 96 p., 9 €


Stéphane Habib : Je voulais, pour commencer, vous soumettre une phrase. Phrase d’Emmanuel Levinas en exergue d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. En vous lisant, je l’ai très souvent eue en tête : « À la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d’assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d’humains de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme ». Il fait ainsi équivaloir l’une à l’autre la haine de l’autre homme et l’antisémitisme. Autrement dit, c’est de tous, de tous les assassinés par les nationaux-socialistes qu’il fait des victimes de l’antisémitisme.

Cloé Korman : Oui, bien sûr. Et puis ces violences exercées sur un autre sont aussi un processus d’autodestruction. Ces derniers jours, j’étais plongée dans la lecture de La destruction des Juifs d’Europe de Raul Hilberg. Il montre que cette destruction débute d’abord par la destruction de la manière de fonctionner de l’État, de la façon de légiférer et de la possibilité de l’entraide. Bien entendu, je n’appelle pas du tout à la compassion pour les bourreaux, mais je m’interroge sur ce qu’il y a d’autodestruction là-dedans. Cela fait écho pour moi à votre livre lorsque vous parlez des alliances aberrantes (par exemple, Netanyahou et Orbán). Hilberg montre aussi que l’antisémitisme concerne toujours les Juifs plus un autre groupe. On ne s’en prend pas à une institution, mais à des individus qu’on veut physiquement détruire. Cette façon de s’en prendre à des individus dont on veut la mort fait que le cercle des gens qui peuvent subir ces exécutions est variable, il peut s’étendre de façon arbitraire et à tout moment. On sait qu’avec le génocide des Juifs par les nazis, il y avait également celui des Tsiganes et aussi, dit Hilberg, des « laids », parmi les prétendus asociaux, ceux qu’on peut sélectionner juste par leur photo.

S. H. : Ils sont victimes du même antisémitisme. C’est le rapport entre les racismes et l’antisémitisme. Tous deux, nous avons ce désir de relancer les luttes communes et solidaires contre le racisme et l’antisémitisme. Nécessaires pour aboutir à une efficacité dans les luttes. Qu’elles se soient séparées pour des raisons que vous expliquez, cela correspond aussi à la vacance qu’on a laissée, c’est-à-dire à la place libre laissée à l’extrême droite pour se développer. Et plus ces luttes sont séparées, plus même elles luttent les unes contre les autres – ce qui est une aberration aussi bien historique que politique –, et plus l’extrême droite, qui en vérité jouit et se réjouit de cette situation, occupe cette place laissée vacante par ces deux luttes qui, au fond, s’annulent quand elles sont séparées – c’est exactement ce qui est en train de se passer.

C. K. : Je pense que l’antisémitisme est un formidable œcuménisme des haines, une « cause commune », pour reprendre une expression de Nicole Lapierre mais en négatif : une cause commune des haines. Quand on pense qu’il peut aussi bien recruter aujourd’hui parmi les groupes blancs néofascistes que parmi des personnes musulmanes ou issues de l’immigration. L’antisémitisme n’est pas juste la haine d’un groupe d’individus – d’ailleurs, lequel serait-ce puisque la judéité est quelque chose de très complexe, et peut se vivre et se penser dans une très grande constellation, une très grande diversité ? –, c’est une structure de pensée. C’est l’idée qui emporte votre livre, qu’une façon de s’exprimer est un désir de tuer. La promotion de l’antisémitisme est celle d’une certaine liberté de propos, de certains propos pour assassiner. Pensons à « Jour de colère » en 2014, c’étaient les Juifs, les homosexuels, etc. Donc il y a toujours une liste, et une liste toujours plus étendue visée par l’appel au meurtre.

Racisme, antisémitisme : entretien entre Cloé Korman et Stéphane Habib

Cloé Korman © Vincent Message

S. H. : Jour de colère, en 2014, oui, c’est très important, il s’y passe précisément ça, ce phénomène que vous décrivez, plus l’alliance aberrante entre l’extrême droite nazie et des proches de Dieudonné, des gens qui, quelques années, quelques mois plus tôt, s’ils s’étaient rencontrés dans la même rue, se seraient battus à mort. Et cette alliance se fait alors autour du slogan qui a été proféré dans la rue – selon Robert Badinter, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale : « Juif dehors, la France n’est pas à toi ».

C. K. : Mais qui dit qu’ils ne se battraient pas à nouveau à mort demain s’ils se rencontraient ? De toute façon, l’antisémitisme est une profération de haine qui déverrouille la violence. On réclame de pouvoir dire parce qu’on réclame de pouvoir tuer.

S. H. : Exactement. Le moment où l’on profère l’insulte ou le slogan, c’est juste le moment où, pour faire alliance, s’arrête la potentielle violence entre des groupes qui sont opposés. C’est ce qui me semble très important. Ce qui est commun entre eux à ce moment-là, c’est la volonté de mise à mort des Juifs. Pas simplement leur expulsion. L’expulsion est un euphémisme, la métonymie de la mort, de la mise à mort.

C. K. : Oui, c’est le projet commun.

S. H. : En lisant votre livre, je me suis demandé s’il n’y avait pas une différence – je n’y tiens pas particulièrement, et je ne sais pas si c’est très intéressant, ou s’il faut tenir à cette différence – entre le racisme et l’antisémitisme. Étant donné que je soutiens dans mon livre que l’antisémitisme est une structure, ce qui veut dire un langage, je me suis demandé en vous lisant s’il n’y avait pas une différence qui tenait à ce que vous écrivez page 91. Une page très importante. Je lis : « Mais le racisme ne suit pas toujours un programme, il n’est pas toujours déclaratif et peut être inconscient. À côté de ce langage de guerre contre des groupes humains stigmatisés, il existe aussi un racisme sans langage, qui le précède et le prolonge en traçant certaines frontières au sein de la société, pour ne pas remettre en cause les dominations en place. » Est-ce à dire que vous pensez qu’il peut y avoir un racisme sans langage ?

C. K. : Sans déclaration d’intention, oui. C’est un passage sur lequel j’ai voulu être très prudente. En premier lieu, il faut rappeler que le racisme est un langage en dur. Par exemple, il est passé par des lois : le Code noir, le Code de l’indigénat, le statut des Juifs. Ce sont des choses on ne peut plus déclaratives. Quand j’évoque un racisme non dit, non déclaré, c’est pour parler des phénomènes de tolérance de la haine, de passivité, de préjugés aussi, et de discriminations. Dans ces domaines-là, je pense que les agissements du racisme ne sont pas forcément conscients. C’est l’idée de la complicité inconsciente avec le racisme. La tolérance de structures de domination, en considérant qu’on n’y peut rien ou qu’on n’a pas à s’en mêler.

S. H. : Lorsque j’essaie de réfléchir à la description du phénomène raciste, j’ai le sentiment qu’il ne peut pas se passer de mots. Même s’il est silencieux, il tait un discours qui n’est pas nécessairement construit chez celui qui le tient sans le tenir, ou qui le tient en se taisant. Mais il tait un discours. Il y a un discours qui se transmet d’autant plus efficacement qu’il est banalisé, qu’il est tu.

C. K. : Si j’ai écrit ce passage, c’est notamment pour parler des discriminations. Je pense qu’un employeur qui discrimine à l’embauche, un propriétaire qui discrimine à la location, ce n’est pas forcément au moment où il écarte une famille noire ou arabe, ce n’est pas forcément au moment où il préfère un candidat blanc, qu’il formule quelque chose de raciste. Mais à un autre moment, peut-être, il donnera dans la blague raciste, ou dira que c’est mieux pour sa boîte, ou je ne sais quel discours odieux. En tout cas, le discours infrasonore des discriminations peut être en différé. Ces discriminations sont massives en France pour les personnes perçues comme noires ou arabes. C’est un ferment de colère légitime dans une République qui revendique l’égalité. Or le phénomène discriminatoire est massif. Cela rend la société hypocrite.

S. H. : Le but de votre livre est-il de mettre des mots là où le discours se soutient de son silence ? Il passe d’autant mieux dans le racisme presque institutionnalisé qu’il est tu. Et en lisant ces passages-là, j’ai pensé qu’écrire ce livre revenait à mettre en lumière ce qui surtout devait rester dans l’ombre pour pouvoir continuer à se propager. Car c’est un livre qui ne laisse pas le silence se taire, ce silence nécessaire à la poursuite du racisme. Ce qui est une écriture politique.

C. K. : Ça me rapproche de mon travail d’écrivain sur la violence. Essayer de montrer comment elle se propage, par quels types de non-dits et de silences. Une des choses qui me met le plus en colère au quotidien, c’est l’intimidation : le moment où une autorité s’affirme sans en avoir l’air, sans assumer le rapt du pouvoir, l’humiliation qu’elle impose de façon déguisée.

S. H. : C’est exactement la même stratégie que pour la violence faite aux femmes : elle est structurelle. On se tait et cela permet de continuer à faire ce qu’on a toujours fait.

Racisme, antisémitisme : entretien entre Cloé Korman et Stéphane Habib

Stéphane Habib

C. K. : Cela nous rapproche du livre de Delphine Horvilleur, Réflexions sur la question antisémite, qui fait des parallèles entre l’antisémitisme et le sexisme, la misogynie. Il y a dans l’antisémitisme ce que j’appelle le dandysme, cette position qui demande qu’on cesse les discours « trop vertueux », on a bien le droit à son petit quotidien pulsionnel, qui se plaint avec cette ritournelle : « On ne peut plus rien dire ». Il y a aussi cette façon d’utiliser l’antisémitisme ou la misogynie dans la société française actuelle contre les personnes arabes et musulmanes en prenant ce phénomène tel qu’il peut exister pour accabler le groupe dans son entier. Sur l’analyse des discours en creux, le passage sur le déni dans votre livre m’a fait penser à l’horreur du négationnisme, qui lui aussi a une structure grammaticale : une structure du « quelque chose pas », « ce n’est pas ça », et tout ce qu’il y a à retenir, c’est qu’on y est, qu’on est dans cette violence-là. Même si on a ajouté une négation, ça irradie. Le négationnisme ça ne dit pas : « les chambres à gaz n’ont pas existé », ça dit : « je sais qu’elles ont existé, mais je m’en fous ». Ceci, en tant que structure de la haine, cette grammaire de la haine, donc le négationnisme, eh bien ça a été un laboratoire de plein de choses qui nous dévastent aujourd’hui aussi bien dans les violences contre les homosexuels que contre les femmes. Et aujourd’hui, je vois la même structure et d’ailleurs les mêmes « alliances aberrantes » dans la violence des climato-sceptiques. Avec un corpus scientifique et un savoir dont on se fout par anti-intellectualisme, par refus de renoncer à des privilèges, entre autres.

S. H. : C’est pourquoi la formule du déni est très importante. C’est le psychanalyste Octave Mannoni qui l’écrit : la formule du déni, c’est « Je sais bien… mais quand même ». Le « pas » de la négation, c’est celui de la « dénégation ». Freud montre comment la négation permet de dire ce qu’on ne peut pas dire par l’affirmation : « Je ne dis pas ça parce que tu es juive ». Si le négationnisme, c’est le déni : « Je sais bien que ça a existé, mais je m’en fous », c’est encore bien plus pervers qu’une simple négation, c’est : « Je sais bien que ça a existé, mais je vais faire comme si ». Le négationniste dirait même : « Je sais bien, mais je m’en fous et je m’en fous tellement que je vais faire croire que je crois que ça n’a pas existé par des démonstrations pseudoscientifiques et des affirmations fallacieuses tout le temps. C’est-à-dire que non seulement je ne crois pas à ce que je dis, mais en plus je vais faire mal en inventant ce qui va me permettre de vous faire croire que je crois que ça n’a pas existé ». La structure est abyssale, en fait, en termes discursifs et en termes de volonté de blesser. Il y a très peu de temps, j’ai dû expliquer à mes enfants de 9 et 13 ans ce que c’est que le négationnisme, parce qu’ils ne comprenaient pas comment c’était possible. Ni ce que c’était que les démonstrations pseudoscientifiques. Et j’ai dû expliquer que les négationnistes disaient au titre de la vérité : « On ne peut pas faire rentrer tant de corps vivants dans un wagon ». Mais qu’ils omettaient volontairement dans leur raisonnement qu’un corps vivant peut se tordre et se plier jusqu’à la mort. L’horreur du négationnisme est ce cynisme poussé à l’extrême, parce que le pseudo-raisonnement scientifique raisonne comme si on ne persécutait pas, comme si on ne brisait pas, comme si on ne pliait pas, comme si on ne mutilait pas les corps jusqu’à la mort, ce qui change le calcul. C’est là l’extrême perversion du discours, en fait. Il n’y a pas d’antisémitisme qui se passe de la langue de l’antisémitisme. C’est une donnée fondamentale. C’est le noyau de l’antisémitisme que de s’énoncer. Et de proférer le désir de mettre à mort. Le discours de l’antisémitisme est déjà un acte.

C. K. : Sur la question « Les racistes croient-ils au racisme ? », on voit le passage en force pour asseoir sa violence, la naturaliser et pour recruter. On sait bien comment, à l’époque de l’esclavage, on pensait qu’on pouvait fouetter un homme à mort, qu’il pouvait être corvéable à merci, qu’on pouvait arracher aux femmes leurs enfants mais, en même temps, ces personnes on allait les baptiser. On sait aussi que les nazis cachaient les camps. Bien sûr pour pouvoir conduire les Juifs à la mort plus facilement. Pour empêcher la connaissance et la résistance. Mais il y a également quelque chose de cette horreur qui ne s’assume pas. De toute façon, ces discours de haine s’agençant autour de la dénégation ou de l’aberration logique servent un autre discours qui dit : « Venez, ici vous pourrez déchaîner impunément vos pulsions ».

S. H. : C’est presque par un glissement, dans votre livre, vous le posez dès le début du texte, que vous parlez beaucoup plus de ce qu’on appelle le racisme que de l’antisémitisme en l’appelant l’antisémitisme. Et je crois que c’est fondamental dans votre geste d’écriture. Vous racontez comment racisme et antisémitisme se sont désolidarisés de fait. Et dans votre volonté forte de les resolidariser, j’ai l’impression que vous faites glisser la différence de ces deux mots en n’en utilisant quasiment plus qu’un : le mot racisme. Vous utilisez dans le livre une très belle expression : « Il faut descendre dans l’arène du langage ». Extraordinaire est l’importance que vous accordez à la description, à la compréhension, à la dénonciation des phénomènes racistes aujourd’hui, à l’intérieur d’un livre qui a pour titre Tu ressembles à une juive et qui est un livre que, j’imagine, on qualifie le plus souvent de « livre sur l’antisémitisme ». Le tour de force de votre livre, c’est sans doute cela, de traiter du racisme comme tel.

C. K. : Sur le passage de l’antisémitisme au racisme, nous nous retrouvons dans l’idée que c’est une structure qui, si on la laisse se propager, détruit. J’ai un malaise, une interrogation par rapport à la singularisation parfois un peu excessive, presque fascinée, sur la spécificité juive, la spécificité de l’antisémitisme, ce qui en fait quelque chose presque à part alors qu’il me semble que l’antisémitisme nous donne la forme de la haine raciste, de la persécution génocidaire à travers les âges pour des raisons historiques : cette persécution existe depuis des siècles et ses traces sont également très anciennes (dans la Bible, par exemple, avec Esther, avec Moïse faisant quitter le royaume de Pharaon pour éviter à son peuple l’esclavage et l’antisémitisme). Il y a, avec ses traces, une continuité de l’histoire de ces persécutions. Je pense que des peuples qui ont été persécutés pour leur identité culturelle, religieuse et qui ont disparu à cause de cela, il a dû y en avoir beaucoup, mais on n’en a pas forcément de témoignage. Ce qui est fort avec l’histoire du judaïsme, c’est qu’on a ce livre très ancien qui raconte l’identité et la persécution. Donc il me semble plus intéressant de montrer : « Voilà une forme très archaïque de la haine déchaînée qui s’est formée ». Regardons en quoi elle est une clé qui permet de comprendre d’autres discours de haine. Il m’intéresse de voir comment l’antisémitisme en ce sens libère des façons de penser, les normalise. Nous sommes aujourd’hui dans un tel déchaînement raciste.

S. H. : L’attentat de Yom Kippour dernier à Halle-sur-Saale en Allemagne est très emblématique à cet égard. L’assassin d’extrême droite veut tuer des Juifs le jour de Yom Kippour. Il tente de pénétrer armé dans la synagogue de la ville mais n’y parvient pas. Il lui faut tuer, alors il se retourne contre un restaurant turc à proximité pour tuer. En voulant tuer des Juifs au départ, il finit par aller tuer des musulmans. C’est très très important.

C. K. : Dans votre livre, vous travaillez à démonter l’idée du soi-disant « nouvel antisémitisme » qui serait arabe et musulman. De deux façons. Tout d’abord en montrant comment il est utilisé par des racistes, comme on l’a dit tout à l’heure, qui étendent cette accusation à l’ensemble des personnes arabes et musulmanes quelles qu’elles soient, et surtout qui en profitent pour poser un voile pudique sur tous les autres antisémitismes. Et puis il y a le fait que l’antisémitisme se manifeste depuis des siècles, ce qui rend insensé le qualificatif « nouveau ». Il s’agit donc vraiment d’une stratégie pour diviser, pour attiser les haines, pour créer du communautarisme quand il n’y en a pas, ou pour l’encourager.

S. H. : C’est un point que nous avons en commun et qui m’a immédiatement paru extraordinairement traité dans votre livre. Je veux montrer comment l’extrême droite s’est emparée de la lutte contre l’antisémitisme pour accabler encore un peu plus les musulmans, les Noirs ou encore tous ceux que l’extrême droite considère comme des étrangers. Il est très important de ne pas se laisser voler par l’extrême droite la lutte contre l’antisémitisme, de ne pas y croire. D’autre part, il y a peut-être des gens de bonne foi qui croient à un nouvel antisémitisme – et, dans ce cas-là, la fonction d’écrire des livres ou de parler en public est déterminante. Vous êtes vous-même professeure, ce qui, dans Tu ressembles à une juive, joue un rôle décisif – et s’ils le croient nouveau, c’est qu’il y a une forme d’ignorance : on ne voit pas, on n’entend pas, on ne connaît pas et donc on ne reconnaît pas que la langue est toujours la même. Ils l’appellent « nouveau » pour l’attribuer aux musulmans, mais si on prend en considération les actes qui leur permettent de parler d’un nouvel antisémitisme, donc les meurtres, le discours qui est tenu par les assassins est le même à travers les siècles. L’assassin de Sarah Halimi dit qu’elle est le Sheytan, donc le Satan en français, le Diable, et c’est la plus vieille langue de l’antisémitisme. Il n’y a rien de nouveau dans le phénomène si ce n’est que les tenants de l’expression « nouvel antisémitisme » insistent sur le fait que l’assassin est musulman.

C. K. : Je pense qu’il faut écouter ceux qui croient de bonne foi au fait qu’aujourd’hui l’incarnation meurtrière de l’antisémitisme se situe chez des personnes musulmanes, au vu des meurtres de Sarah Halimi, de Mireille Knoll, de l’Hyper Cacher, d’Ozar Hatorah ou d’Ilan Halimi. Ces meurtres émanent bien de personnes musulmanes mais, et c’est là que ce que vous dites sur le fait qu’il n’y ait pas de différence entre l’expression et le désir de meurtre est très important, parce que dans des groupes non musulmans néonazis ou fascisants, type Rassemblement national, le discours antisémite est extrêmement vif et actif. C’est Marine Le Pen, en 2017, déclarant que la France n’est pas responsable de la rafle du Vél’d’Hiv. C’est l’ancienne gare de déportation de Pithiviers où ont été tagués des insignes néofascistes. Eh bien les gens qui s’expriment ainsi ne sont pas des musulmans et ce qu’ils affirment là, c’est une volonté meurtrière vis-à-vis des Juifs.

S. H. : Ce qui me met en colère lorsqu’on parle du nouvel antisémitisme, c’est que ça fait diversion sur la question fondamentale de l’antisémitisme. On ne parle pas de la chose même. Ça c’est une diversion politique très importante.

J’aimerais soulever maintenant un point qui n’est peut-être pas de divergence mais de grande discussion entre nous. Sur le rapport du racisme et de l’antisémitisme, encore. Le fait que vous soyez réticente à l’hyper-singularisation de l’antisémitisme, je l’entends, mais je me dis que peut-être le seul moyen de penser de manière radicale une question, c’est à chaque fois de la pousser au plus loin dans sa singularité. L’exigence de la pensée de la singularité, c’est de pouvoir penser en même temps l’extrême singularité de l’antisémitisme, l’extrême singularité des racismes, de pouvoir mettre en relief, s’il le faut et s’il y en a, les différences, en ce sens que c’est parce qu’il y a cette distance entre les deux, parce qu’il y a de l’écart, qu’on va pouvoir créer de l’avec. Donc créer une lutte contre le racisme avec une lutte contre l’antisémitisme. J’insiste : pour qu’il y ait un « avec », il faut qu’il y ait une distance, il faut la différence. J’ai toujours très peur que, quand on prend exemple de l’antisémitisme pour comprendre, on fasse de l’antisémitisme une sorte de paradigme, et la logique de l’exemplarisme est une logique dangereuse en ce qu’elle crée une ambiguïté.

C. K. : La singularité doit être dite, effectivement, et pour cela l’Histoire est fondamentale. La précision historique. Et là-dessus, on est en grand défaut. Je parle dans mon livre de Drancy, de la cité de la Muette qui est mal connue : le lieu matériel d’entassement des Juifs en vue de leur déportation, très peu de gens le connaissent. Il faut s’intéresser de près à ces questions pour savoir que c’est une cité HLM, qu’elle est à Drancy à dix minutes de Paris, que cette cité est encore habitée. C’est parfois le problème de la structure mémorielle, d’ignorer les lieux, la matérialité, les responsabilités dans le processus. On manque de précision, de visualisation, de connaissances historiques, de connaissances culturelles. J’ai accompagné un groupe d’élèves au Mémorial de Drancy. On y voit un graffiti d’époque représentant un homme portant la kippa et des rouleaux de la Torah, ils n’avaient aucune idée que cela puisse représenter un Juif. Une représentation amicale, vivante, de la religion juive. Je parle de mon trouble aussi lorsque, ayant visionné avec des élèves l’épisode sur le commerce triangulaire du documentaire d’Arte Les routes de l’esclavage (2018), une élève dont les parents viennent d’Haïti s’exclama : « Ah c’est pour ça qu’il y a des Noirs aux Caraïbes », elle ne le savait pas. Ce n’est pas que ce n’est pas enseigné, mais ce n’est pas assez raconté. Les histoires des racismes, à savoir comment ils se sont construits, ne sont pas assez concrètes ni profuses.

Propos recueillis et mis en scène par Stéphane Habib et Antoine Strobel-Dahan

[La partie ci-dessous n’est pas publiée dans le numéro 179 de la revue Tenou’a.]

S. H. : Vous touchez la question des récits. Sans doute la raison pour laquelle on fait des livres. Certes, il y a beaucoup de livres sur le racisme, beaucoup de livres sur l’antisémitisme, nous nous le sommes tous les deux entendu dire et, comme vous le releviez, non sans une certaine ambivalence. Et la réponse, c’est exactement ce que vous venez de dire. Quelque chose comme la possibilité, la nécessité d’écrire une multiplicité de récits. C’est le seul moyen peut-être de commencer à agir. Parce que penser, c’est déjà un acte, aussi bien qu’écrire. Et c’est une raison de plus pour laquelle votre livre est si important. En effet, vous y traitez du rapport de tout cela avec la littérature, c’est-à-dire aussi avec le fait de faire de la littérature et ce que cela permet. Et voilà la solidarité des luttes. Car c’est la même lutte contre l’anti-intellectualisme, contre le racisme et contre l’antisémitisme, contre l’homophobie, contre la misogynie. C’est la même haine, celle des livres et celle des hommes. Nos deux livres visent à rendre manifestes les choses. Il faut avoir une parole inlassable pour lutter contre ces haines, parce que je ne crois pas que ça s’arrêtera. C’est pourquoi ce livre s’appelle Il y a l’antisémitisme, parce que cela est. Et je ne crois pas que cela disparaîtra un jour, parce que ce que cela peut donner de pouvoir d’être raciste ou antisémite est bien trop attrayant pour que ça cesse. Cela nous oblige à la « parole inlassable » dont parle Hannah Arendt. Ce qui veut dire à penser plus, à écrire plus, à travailler plus, à questionner plus…

C. K. : Le phénomène est sans fin et nous sommes dans un moment aigu qu’il faut penser au niveau mondial. Il y a aujourd’hui trois immenses démocraties, les États-Unis, le Brésil et l’Inde, qui sont ouvertement dans un temps de racisme officiel, de racisme d’État. Ça, c’est le contexte. Et on pourrait en citer bien d’autres. Israël et la Hongrie. Il faut nommer comme on l’a fait cette structure, cette langue de la haine et dire aussi qui la parle. N’avoir pas peur de nommer les personnes qui usent de ces stratégies, de ces paroles-là, dans le but d’exercer un pouvoir.

S. H. : Cette question que vous posez de « qui la parle ? » est fondamentale. Écrire des livres, c’est aussi montrer ce qui se passe quand on la parle, cette langue-là, mais également, parce que c’est une parole, elle circule. Robert Badinter parlait très pertinemment de la « lepénisation des esprits ». C’est aussi ce que montrait Victor Klemperer avec LTI, la langue du IIIe Reich, à savoir comment la langue s’insinue, et là il y a de l’inconscient et, au fond, on commence à parler la langue du racisme, de l’antisémitisme, sans même l’avoir décidé. Une manière forte de transmettre le racisme, c’est de rabâcher. En cela l’antisémitisme est très dangereux parce qu’il ne cesse de se répéter, de ressasser, tant et si bien que cela imprègne la langue commune.

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