Le livre d’Iris Brey, dont il est beaucoup question dans les médias depuis sa parution, a attendu plusieurs semaines sans que j’arrive à lui « répondre », lui « répliquer », parce qu’il me contrariait beaucoup pour de nombreuses raisons. Fallait-il rengainer ma colère, passer le livre sous silence pour m’occuper d’un autre, plus estimable ? Ou au contraire tenter de comprendre pourquoi il était si exaspérant, si discutable et, du même coup, réfléchir davantage au sujet qu’il aborde ? J’espère y être parvenue.
Iris Brey, Le regard féminin. Une révolution à l’écran. L’Olivier, 250 p., 16 €
Comme elle l’écrit elle-même dans son introduction, Iris Brey a baigné, pendant son doctorat à la New York University, dans une culture qui s’intéresse « aux queer zones, à la fluidité ». « La théorie queer a apporté un vent de liberté, une infinité de possibilités, de nouveaux régimes sexuels », mais, ajoute-t-elle, « circonscrire un regard à ce qu’il possède de “féminin” peut paraître aller à contre-courant de ce mouvement », et passer pour du révisionnisme.
Iris Brey évoque cette culture sommairement, comme s’il n’était pas nécessaire de s’étendre sur quelque chose que tout le monde connaît par cœur, ou se doit de connaître pour ne pas être hors jeu, sous-entendant des luttes internes comme on fait un clin d’œil à un copain. Sauf qu’on n’est pas nécessairement copain-copine avec cette mouvance, ces mouvements d’outre-Atlantique ; qu’on a la prétention de croire qu’on peut penser, sans être soumis, depuis le lieu que l’on habite, avec les armes de sa culture et de son passé propre ; et qu’on n’a pas, mais pas du tout, attendu l’ère Me Too pour commencer à réfléchir sur ce que c’est qu’être une femme.
Avec cela, les expressions qu’utilise Iris Brey dans son introduction laissent perplexe. Les orgasmes féminins, dans les films de Chantal Akerman, par exemple, « font vibrer nos écrans » ; la scène où Séverine, la Belle de jour de Buñuel, se fait fouetter attachée à un arbre permet de plonger « directement dans ce qui traverse le corps désirant de l’héroïne ». Dès lors, le plaisir des spectateurs/spectatrices « ne se situe pas dans la perception d’un corps objet mais dans le fait qu’on a l’impression de pouvoir toucher ce corps ». Quant au refus d’analyser les scènes de viol, tournées, montrées par un « male gaze », il « détourne le regard face à une violence genrée ubiquitaire ».
Iris Brey étudie avec force détails la manière dont les viols sont filmés, ce qui en soi n’est pas dénué d’intérêt. « En oubliant d’interroger comment les rapports sexuels et les dynamiques de pouvoir au cœur du sexe [c’est moi qui souligne] sont filmés, on en vient à ne pas voir qu’on assiste à une agression sexuelle, tout simplement parce que la caméra l’érotise ». Dans un des exemples, tiré du film Baise-moi de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, avec lequel, il va sans dire, elle se dit en accord, elle démontre comment le male gaze se retourne et devient female gaze, par la volonté d’une cinéaste : « Nadine se prostitue. Alors qu’elle se déshabille, la caméra adopte un “male gaze”, gros plan sur sa bouche couverte de gloss marron [fard gras pour les lèvres qui donne un aspect brillant – je précise car j’ai cherché, ne sachant pas], mouvement vertical de son nombril jusqu’à son sexe puis le long de ses bas, gros plan sur ses talons vernis […] puis au moment où elle se fait pénétrer, allongée sur le dos, la tête renversée sur le bord du lit, la caméra adopte son point de vue ». L’écran à ce moment-là donne la vision de ce que voit le personnage : les images diffusées à la télévision mais à l’envers ou saccadées quand elle est secouée par les coups de rein de son partenaire. On a affaire alors au regard féminin. La différence est-elle si grande, et la démonstration si convaincante ? La cinéaste a simplement changé de point de vue, ce qui est, après tout, le vœu de tout artiste : diversifier les perspectives pour éviter le sens unique, la simplification.
Toute image ne porte-t-elle pas la marque de son créateur ou de sa créatrice, sa subjectivité, puisque c’est lui ou elle qui cadre, ce qui implique un choix ? N’a-t-on pas, depuis un certain temps déjà, analysé comment elle est, ou peut être, manipulée de telle manière qu’un simple fait serve à influencer, à être porteur d’une propagande ? L’autorité qu’ont les images, donc leur pouvoir d’agir sur nous, n’est pas une découverte de notre auteure. Et ce pouvoir s’étend, évidemment, à d’autres sphères que celle du féminin au cinéma.
Autre critique, autre objection : Iris Brey interprète, en les schématisant, des scènes où l’héroïne a un comportement ambivalent. Dans Partie de campagne, le film de Jean Renoir sorti en 1946, on voit Henriette avec Henri, dans un sous-bois. « Il l’embrasse de force, s’allonge sur elle, elle se débat, tourne son visage pour échapper à ses baisers, puis d’un coup l’embrasse goulument. » Qu’en conclut Iris Brey ? Que nous venons d’assister à une agression. La mise en scène, en nous plaçant du point de vue de l’agresseur, nous incite, d’après elle, à penser que « la femme aurait à un moment dit oui comme si cela pouvait effacer le refus qui avait précédé ». Or Jean Renoir ne tranche pas, il présente un personnage féminin au comportement contradictoire. Iris Brey tranche, et, en donnant la primauté au « non », elle l’appauvrit, le fausse.
Ce qui est intéressant ici, ce n’est pas de décréter qu’il y a agression, c’est de s’attarder sur l’ambivalence d’Henriette, qui ne veut pas et qui veut à la fois. Il ne s’agit pas d’en conclure que « les femmes ne demandent que ça », de se limiter à l’idée que les femmes, conditionnées par des siècles de domination, se comportent comme le souhaitent les hommes, il s’agit de comprendre la complexité du désir et de l’érotisme féminin.
Paul Verhoeven le tente, dans son perturbant Elle, qu’Iris Brey analyse longuement. Ou plutôt, dont elle analyse les cadrages, les ellipses, le montage, les hors-champs, dans les scènes de viol, avec approbation car, estime-t-elle, le cinéaste n’a pas érotisé la violence sexuelle. C’est exact. Mais, occupée, obnubilée par son sujet, elle évacue une nouvelle fois le stupéfiant comportement de l’héroïne, qui « décide de séduire Patrick alors qu’elle sait qu’il est son agresseur ». Comment explique-t-elle que cette femme, nommée « elle » dans le titre, ce qui est à noter, et Michèle dans le film, se jette dans la gueule du loup ? Par le fait qu’elle n’est pas une victime, qu’elle veut prendre le contrôle, participer, au même titre que l’agresseur, « à la mise en scène de la performance et ce faisant, [priver] Patrick de son rôle de metteur en scène, ce qui l’empêche de bander ».
Faire passer l’héroïne du rôle de victime à celui de dominatrice, c’est l’enfermer dans une vision traditionnelle patriarcale dont on aimerait bien qu’un féminisme intelligent nous engage au contraire à sortir. L’analyse aurait pu être séduisante, en partie convaincante, si elle n’ignorait pas le risque pris par l’héroïne d’être tuée, ce qu’elle serait d’ailleurs si son grand fils n’intervenait in extremis. Qu’est-ce qui pousse l’héroïne ? Que désire-t-elle vraiment ? Reprendre le dessus, redevenir maîtresse de ce qui lui arrive ? Et comment se fait-il qu’elle dirige une entreprise de jeux érotico-sado-maso qui mettent à mal des femmes ? Souhaite-t-elle savoir qui est son agresseur ou explorer et découvrir ce qu’elle est elle-même et cela au péril de sa vie ?
Vocabulaire naïf, analyses approximatives et théories volontaristes qui remplacent un terrorisme machiste par un terrorisme féministe, Le regard féminin est un pétard mouillé. L’érotisme est complexe, ne le réduisons pas comme le fait Iris Brey, qui donne une telle priorité au corps, au « ressenti », qu’elle paraît ignorer l’importance du mental dans l’acte sexuel. Aiguisons nos regards, pas seulement au cinéma, également dans tous les arts, les sciences, la politique… ouvrons grand nos esprits, augmentons nos pouvoirs d’invention et risquons-nous sur des terrains pas toujours rassurants, encore inexplorés, comme l’est encore la sexualité.