Ce que j’aime chez Jean-Pierre Chambon, outre la beauté de l’écriture – et tant pis si le mot « beauté » en agace quelques-uns –, c’est sa capacité à nous surprendre et à nous étonner. Contrairement à d’autres écrivains, il ne réécrit jamais le même livre. Il n’y a pas de ressassement dans Un écart de conscience.
Jean-Pierre Chambon, Un écart de conscience. Photographies de Christiane Sintès. Le Réalgar, 70 p., 14 €
Chaque écrit est une nouvelle aventure mentale. Chambon peut voyager dans des territoires imaginaires, comme dans Zélia où il aurait pu avoir comme compagnon de route Jacques Abeille, autre grand explorateur de ces contrées du rêve, ou nous livrer les chroniques, sous forme de poèmes, d’un « roi errant » dans différents temps et espaces, entre légende et réalité. Il peut aussi nous entraîner dans une descente vertigineuse dans ces « matières de coma », l’épaisseur du corps réinventée dans la texture de l’imagination.
Cette fois, avec Un écart de conscience, c’est une expérience bien étrange que Chambon nous relate. Son livre se présente sous la forme d’une lettre, écrite en vers libres, à l’attention d’une femme que l’auteur a aimée jadis, qui a disparu de sa vie mais est restée bien vivante dans sa mémoire et dont il ressent encore, à l’évocation, comme une déchirure. Il essaie de lui décrire scrupuleusement certains moments de son existence actuelle, d’en restituer cette odeur discrète et évanescente qu’il faut savoir extraire des choses les plus banales. Il a choisi de vivre en réclusion, dans « la proximité anonyme d’objets sans gloire et de détails anodins ». Il ne cherche pas à fuir par les grands espaces, vers la montagne ou l’horizon, même s’il se souvient des splendeurs lointaines qu’il associe à la présence ancienne de l’aimée. Cerner ses propres contours, c’est ce qui l’intéresse aujourd’hui. Pourtant, ce cadre restreint s’avère propice à l’errance, « parmi les choses minuscules ». C’est là, dans « le lieu le plus pauvre », qu’il va connaître ce qu’il appelle un « écart de conscience ». Soudain, à partir d’un « décor de vieux murs matelassés de lichen », « le monde se dédouble ».
Ce que ce dédoublement laisse entrevoir reste vague, flottant. Il semble prolonger le monde par étirement, en une sorte de fondu enchaîné, mais il ne donne à voir que la lisière. Annonce-t-il un autre monde contigu à celui-ci ? Au premier abord, l’impression domine d’une extériorisation. Les choses sortent d’elles-mêmes :
« Les meubles de la chambre dont les couleurs
flottent au-delà de leurs formes
le miroir où persiste un halo
la poignée de la porte au contact glacé
les escaliers étirés comme le soufflet
d’un vieil accordéon
le sol de la rue aux flaques miroitantes
et les murs
les murs qui sans arrêt reculent
s’emboîtent les uns aux autres
disparaissent et se recomposent. »
Mais il suffit d’un léger décalage du regard pour s’apercevoir que ce dédoublement est réversible, qu’il peut se retourner et s’effectuer à l’intérieur même des choses, ouvrant dans leur opacité une perspective infinie qui échappe cependant à toute description par les mots. Cette expérience est de l’ordre de l’indicible. Elle ne peut être vécue qu’en de brefs instants d’illumination sur lesquels celui qui les reçoit n’a aucune prise. À peine la porte est-elle ouverte qu’elle se referme. Les choses redeviennent opaques, impénétrables. Ce qu’il reste d’un tel moment est une joie intime, lumineuse, mais il est presque impossible de la partager. On voudrait reproduire une telle expérience, mais on ne le peut pas. Ce n’est pas une affaire de volonté. Elle ne se produit que dans un état d’abandon, de « lâcher-prise », une attente sans désir, ce qui s’apparente à une ascèse méditative telle qu’on la pratique dans le Tch’an. D’ailleurs, Chambon nous précise qu’il n’y parvient pas vraiment. Il en reste le souvenir qui, lui, est ineffaçable. C’est une trace fulgurante dans l’être :
« J’ai senti devant moi
à travers la distance instantanée
que devait franchir mon œil
pour se poser sur les choses
j’ai senti frissonner la trace errante
instable indéchiffrable
d’un arrière-monde
inscrite en filigrane
dans l’étoffe du monde.
J’ai senti le temps
soudainement refluer
au cœur de la présence exacerbée. »
La deuxième partie du livre, « Prosopopée du peintre des cavernes », est un court texte, toujours sous la forme d’un poème. Chambon donne la parole à un artiste du Paléolithique supérieur qui s’adresse à nous, humains du XXIe siècle en contemplation devant des œuvres pariétales. Il nous parle à travers le temps sans que nous puissions nous rejoindre. Le seul contact que nous avons, ce sont ces peintures qui réveillent en nous un vieil instinct. C’est en elles que chuchote la voix, et nous nous surprenons à la retrouver en nous, comme notre étranger intime.
Les illustrations d’Un écart de conscience sont des photographies de Christiane Sintès.