La démocratie petit format

Ce qui nous arrive

Dans un billet publié sur son blog le 23 mars, le chercheur en sciences politiques Samuel Hayat dénonce sévèrement l’absence de fondement démocratique des mesures prises en urgence par le gouvernement pour lutter contre l’expansion de l’épidémie du coronavirus. L’actualité sanitaire éclaire les dérives du mot « démocratie » dans la bouche et les mains du pouvoir actuel. Dans son récent opuscule, Démocratie, Samuel Hayat veut rétablir le mot par l’existence transparente de discussions populaires, impliquant une contestation du pouvoir. Le même objectif est poursuivi par Guillaume Mazeau dans Histoire.


Samuel Hayat, Démocratie. Anamosa, coll. « Le mot est faible », 96 p., 9 €

Guillaume Mazeau, Histoire. Anamosa, coll. « Le mot est faible », 104 p., 9 €


Les livres de Samuel Hayat et Guillaume Mazeau ont été publiés avant l’épidémie par les éditions Anamosa dans leur collection de petits formats « Le mot est faible ». La collection, qui compte des titres tels que Peuple (de Deborah Cohen, 2019) ou Révolution (de Ludivine Bantigny, 2019), veut permettre, à l’aide de textes courts, de se réapproprier collectivement les mots, de manière précisément démocratique.

Le premier mérite de Démocratie et d’Histoire réside dans leur capacité à contenir le présent avec clarté et fulgurance, loin de l’érudition parfois absconse d’autres essais. Au point de départ de chacun de ces livres, il y a l’observation de phénomènes d’actualité qui problématisent une conception matérielle de la démocratie et de l’histoire, qui ne sont pas limités à notre espace politique mais l’éclairent différemment.

Dans Démocratie, ces phénomènes sont les nombreux soulèvements inattendus de la décennie, qui réclament, justement, plus de démocratie : « France, Algérie, Soudan, Hong Kong, Catalogne, Liban, Chili, Irak, Haïti, Équateur, Iran… […] partout, le mot démocratie sert à désigner ce que les manifestants souhaitent ». De ces mouvements populaires, la démocratie ressort comme une notion à la fois politique, puisqu’elle prétend donner le pouvoir au peuple, et sociale, puisqu’elle doit prendre la défense des intérêts des plus démunis. D’où une ambiguïté qui « met au cœur du mot une tension fondamentale entre l’unité des citoyens et la diversité des conditions, entre l’unanimité de la volonté populaire et la conflictualité inhérente aux distinctions de classe, de race, de genre ».

Démocratie, de Samuel Hayet et Histoire, de Guillaume Mazeau

Manifestation à Hong-Kong (décembre 2019) © CC/Citobun

Dans Histoire, Guillaume Mazeau envisage aussi la notion dans ses manifestations contemporaines. Objet de passions divertissantes avec l’essor du tourisme et de produits culturels (liés au digital, comme les jeux vidéo, les séries…), l’histoire suscite dans le même temps des débats savants et institutionnels parfois violents, elle est instrumentalisée par des régimes politiques qui, ici et ailleurs, la manipulent. L’auteur éclaire aussi la manière dont les mouvements sociaux réactualisent l’histoire : « De même que les révolutions, toujours imprévisibles, s’apparentent à de brusques sauts de cabri vers le futur, les révolutionnaires accomplissent, selon Walter Benjamin, un “saut du tigre dans le passé” : ils se donnent le droit de recomposer eux-mêmes l’histoire commune en attrapant au vol les expériences passées dont ils se sentent les ayants droit légitimes. »

Les deux ouvrages tissent des liens entre les notions et se répondent donc l’un à l’autre comme ils répondent à d’autres livres de la collection. Guillaume Mazeau écrit ainsi que « les soulèvements politiques font surgir des visions politiques qui ne sont jamais immédiatement compréhensibles, parce qu’en même temps qu’ils contestent l’ordre social, ces soulèvements en troublent les cadres d’intelligibilité ». Démocratie et Histoire montrent que la neutralité et l’objectivité du langage revendiquées par le pouvoir capitaliste libéral n’existent pas en réalité. En faisant apparaître la vitalité de ces concepts, les batailles idéologiques qu’ils provoquent, les auteurs plaident pour un usage non relativiste mais critique de la langue. Les mots suscitent des débats vivants, qui ne se cantonnent pas au monde du savoir et de la politique mais imprègnent toutes les strates de la société.

Ce faisant, les références mobilisées illustrent des tentatives de mise en commun du langage et de la discussion. Samuel Hayat cite notamment l’événement (fondateur, selon Jacques Rancière, de la politique) du retrait des plébéiens sur l’Aventin dans la République romaine pour constituer leur propre espace de parole alors que les patriciens le leur refusent ; ou le moment où Sojourner Truth, ancienne esclave noire, clame lors d’une convention des droits des femmes, en 1851, que son expérience rejoint celle des femmes. Guillaume Mazeau plaide quant à lui pour que l’histoire vive comme « un espace critique », c’est-à-dire comme une méthode d’émancipation collective et sociale plus que comme une discipline savante. Après une citation tirée du roman de Pierre Michon sur la Terreur, Les Onze, il affirme : « C’est toute la société qui fabrique du passé ».

Démocratie comme Histoire n’ont donc pas la visée exhaustive et savante d’essais rédigés en général par des chercheurs. Ils se veulent le tremplin d’une pensée critique et inclusive, alternative au monopole du langage exercé par l’élite politique. Le format et le ton rappellent la collection « Tracts » lancée par Gallimard l’année dernière, dans laquelle des écrivain·es et des philosophes inscrivent également leur réflexion dans un cadre socialement engagé. En cette période de confinement, trois « Tracts de crise » paraissent gratuitement en ligne tous les jours.

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