Décamérez ! Le Purgatoire (j26)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Vingt-sixième jour de confinement : « leçons de ténèbres ».

Cette histoire est farfelue. Pourtant, elle est véritable. Elle se passe en Toscane. Au cœur de la campagne, au milieu des cyprès et des champs d’oliviers, vivait un abbé, qui avait une vie assez régulière, à l’article des femmes près. Il avait des intrigues. Il se faisait discret.

Dans le voisinage de l’abbaye vivait un paysan, Féronde : c’était une vraie brute, de corps et d’esprit, mais il possédait un bijou qu’il ne perdait jamais de vue : sa femme. Elle était ingénue, et jolie à croquer. L’abbé se débrouilla pour être son directeur de conscience. Elle vint le voir, seule, à l’abbaye.

Le catalogue des gros péchés fut bien vite expédié. Le confesseur voulut en revanche en savoir plus sur les affaires du ménage : vivait-elle en harmonie avec son époux ?

« Hélas ! il est bien difficile de faire son salut avec un homme pareil ! Vous ne pouvez imaginer ce que sa brutalité me fait endurer – il n’est jamais satisfait : ce ne sont que plaintes, reproches et crises de colère pour des misères. Et sa jalousie est un cauchemar – elle n’a pourtant pas lieu d’être, je vous en donne ma parole. Pouvez-vous me dire, mon père, le moyen de le guérir de ce travers qui fait mon malheur, et le sien ? Tant qu’il persiste dans cet état, tous mes efforts sont morts ! Ma patience est mise à trop rude épreuve chaque jour que Dieu fait…

– Je conçois bien, ma fille, l’étendue de vos peines. »

Bien heureusement, il savait le remède. Mais il fallait d’abord qu’elle lui jure le secret inviolable sur tout ce qu’il dirait et ferait. Elle le rassura : plutôt mourir que trahir sa parole.

Le remède était infaillible. C’était une cure, longue et assez pénible. Un séjour de santé, au Purgatoire.

Décamérez ! Le purgatoire, ou leçons de tenèbres (j26)

« Noli me Tangere », fresque de Fra Angelico (détail) au couvent San Marco (1440-1441)

Comment ? Pouvait-on aller au Purgatoire vivant ? – Non : il mourrait avant d’y descendre. Et il remonterait, une fois guéri. – Par quel moyen ? – À force de prières (l’abbé jura qu’elles seraient entendues). Dans l’intervalle, elle devait rester veuve, évidemment, pour ne pas provoquer la colère de Dieu.

Elle se soumettrait, aveuglément. « Pourvu qu’il guérisse, et que je ne reste pas veuve trop longtemps », confessa-t-elle. En échange, l’abbé avait un service à lui demander : elle pouvait, elle aussi, le soulager d’un très grand mal et lui procurer le repos. Sans son secours, il était un homme mort.

Mais que pouvait bien une femme comme elle pour un homme tel que lui ?

« Pour être saint, je n’en suis pas moins homme. Le corps a ses besoins, qu’il est permis de satisfaire, pourvu que l’esprit reste pur. Vous pouvez vous vanter, mon enfant, d’être la plus belle de toutes les créatures, puisque la sainteté n’a pu se défendre de convoiter votre cœur. Vous êtes si lumineuse ! Sacrifier ce penchant est au-dessus de mes forces, je le confesse. Ne me la refusez pas la grâce que je vous demande, je vous en prie ! Ayez pitié d’un homme qui peut vous rendre heureuse, dans ce monde et dans l’autre. »

Quand Féronde serait au Purgatoire, il la soutiendrait, et lui tiendrait provisoirement lieu de mari.  Personne n’en saurait jamais rien.

« Profitez, belle amie, de l’occasion que le ciel vous dégage. »

Dire non ? Elle n’osait pas. Elle céda à ses gages.

L’abbé avait ramené d’Orient une poudre puissante. Selon la dose, elle plongeait dans un sommeil plus ou moins prolongé. Dès qu’il en eut l’occasion, il en mit dans un verre de vin et fit boire la potion à Féronde : il avait mis une triple dose – son visiteur ne tarda pas à perdre connaissance, au beau milieu des oliviers.

Féronde allait dormir trois jours durant.

L’abbé donna l’alarme. Eau froide, vinaigre, bouche à bouche : chacun, à l’abbaye, tenta de rappeler au monde le pauvre Féronde. Rien n’y fit.

On lui fit de belles funérailles publiques. On l’enterra dans un grand caveau, sous les cyprès.

La nuit même, l’abbé se rendit au caveau et déplaça à l’aide d’un complice le corps inanimé. Il le mit dans le vade in pace : c’était une cave, obscure et profonde, qui servait parfois de prison. Il lui ôte ses habits, l’habille en moine, le couche sur la paille. Puis il le laisse là.

Vêtu des habits de Féronde, il s’en va retrouver la veuve le lendemain. Il fit, on l’imagine, beaucoup d’allers-retours nocturnes : à de nombreuses reprises, des témoins eurent la nette impression de voir Féronde errer, entre les oliviers et les cyprès. On pensait que le mort venait réclamer pénitence – des histoires de fantôme se mirent à circuler.

Trois jours après son enterrement, le paysan se réveilla de sa léthargie. Il ne comprenait absolument pas où il était ni ce qu’il lui était arrivé. Le moine complice surveillait son réveil. Il entra aussitôt dans le vade, muni de verges, et s’empressa de le rouer de coups. L’autre, recroquevillé, hurlait.

« Hélas, où suis-je ?  – Au Purgatoire. – Je suis donc mort ? – Sans doute. »

Féronde fondit en larmes. Il regretta sa femme, sa maison, sa cave, sa vie. Le moine rentra quelque temps après pour lui donner à boire et à manger.

« Les morts mangent donc aussi ? – Quand Dieu l’ordonne, oui. »

La nourriture qu’il avait sous les yeux contribuait au repos de son âme. C’était, lui dit-on doctement, sa femme qui l’avait apportée le matin même pour faire dire des messes à son intention. « Ah, chère et tendre, je l’aimais tant ! Mais qui êtes-vous donc ? Ange ou démon, qu’importe ! Ses yeux sont de velours, elle est douce comme le miel. Saluez-là, monsieur, de ma part sur la terre. »

Il se mit à manger, maudissant seulement la mauvaise qualité du vin qu’on lui servait.

Décamérez ! Le purgatoire, ou leçons de tenèbres (j26)

La cure commençait : il était frappé deux à trois fois par jour. Parce qu’il avait été jaloux de sa femme il fallait s’exécuter, avec méthode et fermeté. Ce châtiment lui apprendrait au moins à ne plus l’être, s’il retournait jamais un jour au monde.

Une lueur ! : on pouvait donc revenir sur la terre ? – Oui, si telle était la grâce divine.

Féronde promit tout : il ne se plaindrait plus, n’accablerait plus sa femme de reproches, excepté peut-être sur le mauvais vin qu’elle lui faisait servir, et sur l’absence de chandelles, puisqu’il mangeait dans les ténèbres. Il serait doux, doux comme un agneau, inoffensif. Il était prêt à tous les sacrifices.

A ce régime, Féronde mourut dix mois. Mais sa femme tomba enceinte : l’abbé jugea qu’il était plus prudent de le ressusciter.

Il se rendit à la porte de la cave et, dans un haut parleur qui amplifiait sa voix, il s’adressa solennellement à lui à travers la paroi : « Con-so-le-toi, Fé-ron-de. Dieu veut que tu re-tour-nes sur la terre. Ta femme aura un enfant. Ses prières assidues, et celles de l’abbé de ton village, ont touché Sa grâce. Tu sor-ti-ras. »

Il se servit à nouveau de sa potion magique dans le vin du dernier repas. Féronde tomba quelques heures en léthargie : on le rhabilla, on le transporta dans son caveau. La dalle entr’ouverte.

Au petit matin, Féronde se réveilla. Il aperçut d’abord un rai de lumière, cligna des yeux, ébloui. Il se rappella la voix, se gonfla d’espoir. Il tatonna, poussa de la tête et des bras la pierre du tombeau. Elle pivota, faisant pénétrer une intense clarté, qui l’aveugla. Pâle comme un linceul, il se hissa à l’extérieur, se mit à marcher en titubant entre les arbres, fou de joie. De loin, il vit l’abbé qui venait vers lui : il se jeta à ses pieds en pleurant. Les autres moines qui se trouvaient là, paniqués, couraient dans tous les sens.

« Ne craignez rien, mes enfants, voyez l’action de la Toute Puissance divine. » Il leur fit chanter le Miserere.

Mon père, je vous dois la vie, dit Féronde pantelant, à genoux. Je vais en toute hâte rejoindre ma chère femme, et bénir ce flambeau. Je vais lui dire tout ce que je lui dois, et tout l’amour que j’ai pour elle. »

Autour de lui, il faisait d’abord fuir comme un spectre. Puis il retrouva progressivement sa vie d’autrefois. Sa femme, en le voyant revenir, prit du temps pour renouer avec lui. Elle avait peur, éprouvait un malaise, un certain dégoût. Elle l’observait à la dérobée. Mais il avait changé : aucune plainte, pas le moindre reproche, il cessa tout soupçon. Elle mit au monde un fils splendide, qu’on appela Benoît. Elle était comblée.

Féronde devint une légende vivante. On venait de loin pour l’interroger sur l’autre monde. On lui demandait de raconter son voyage, de décrire en détail les cercles qu’il avait visités, les gens qu’il avait rencontrés – anges ou démons -, les rythmes, les sensations, les images ; il devait parler des supplices, de l’âme des morts, de l’attente infinie dans le fond des ténèbres, de ses sentiments, de ses doutes, de ses guides, de son espérance, de sa foi. Il rejouait des scènes, improvisait un journal de son confinement surnaturel. Au besoin, il brodait.

Et revivait pour eux sa résurrection – à l’ombre des oliviers, des cyprès.


En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.