Hormis ce qu’une lecture personnelle et intense peut continûment nous procurer, s’il est un livre surréaliste à propos duquel on ne pensait plus rien découvrir, c’est sans doute Nadja. L’appareil critique détaillé de Marguerite Bonnet dans l’édition de la Pléiade (1988) et quelques autres éclairages en lumière latérale pouvaient être considérés comme suffisants afin de connaître les circonstances, les dits et les non-dits d’un texte profondément propre à faire vaciller l’esprit et l’imagination. Et pourtant, à la faveur d’une vente publique, un manuscrit inconnu d’André Breton fait son apparition.
André Breton, Nadja. Fac-similé du manuscrit de 1927. Édition à tirage limité, suivie d’une étude illustrée de Jacqueline Chénieux-Gendron et Olivier Wagner. BnF/Gallimard, 80 p., 180 €
Détenu jusqu’en 1998 par l’éditeur et bibliophile suisse Henri-Louis Mermod, ce manuscrit passe dans la collection de Pierre Bergé, qui s’en sépare en 2015, pour être finalement acquis par la BnF en 2017. Une édition luxueuse en fac-similé de ce désormais « Trésor national » permet à tout un chacun (ou presque) de circuler dans ce manuscrit écrit pour les deux premières parties au manoir d’Ango durant le mois d’août 1927 et pour sa dernière partie rédigé à Paris en décembre de la même année. Ces vingt-cinq feuillets sont ceux qui ont servi aux imprimeurs de Clichy pour composer la première édition de Nadja, laquelle paraît chez Gallimard en 1928.
Par-delà le plaisir un rien fétichiste, mais compréhensible, de posséder un tel fac-similé, il faut insister sur l’introduction proposée par Jacqueline Chénieux-Gendron (directrice de recherche au CNRS) et Olivier Wagner (conservateur à la BnF), « Nadja en silence ». Quels nouveaux enseignements tirer d’un document aussi exceptionnel ? Retenons-en au moins deux.
Ce manuscrit est à considérer dans son contexte historique d’écriture particulier et aussi dans ses conséquences d’ordre philosophique, si l’on admet avec Jacqueline Chénieux-Gendron que Breton construit quelque chose comme une philosophie morale ou pratique non idéaliste, qui ne revendique pas pour autant d’être un système philosophique. L’apparition d’un tel manuscrit, dans sa fraicheur saisissante, a pour vertu première de souffler d’un coup sur toute la poussière qui tend — bon an mal an — à recouvrir les œuvres surréalistes les plus vives, au fur et à mesure que s’accumulent gloses et commentaires opacifiants.
On feuillette, et ce qui se mesure d’évidence à la lecture de l’écriture déliée de Breton revient peut-être à cette heureuse formule que retiennent les préfaciers : une écriture en action animée par un souci d’« exactitude acharnée » (Christiane Lacôte-Destribats), si étranger à l’agaçante facilité de l’auteur du Traité du style, résidant alors dans le voisinage du manoir d’Ango. La tension-concentration de Breton écrivant rapidement les deux premières partie de Nadja, après une longue période d’aphasie comme il en connaîtra souvent dans sa vie, est palpable dans ses pages remplies à ras bord, auxquelles il ajoute ici ou là paperoles, placards et ratures. Les deux essayistes nous le rappellent : il ne convient pas de séparer l’écriture de Nadja de la vie prise plus largement dans ses exigences pratiques (relecture de l’Introduction au discours sur le peu de réalité), tant passionnelles (Lise Meyer-Deharme, Simone Kahn, Suzanne Muzard) que politiques (l’adhésion au PCF), puisqu’il n’a jamais été question pour son auteur de considérer l’activité consistant à se mettre à écrire un livre, fût-ce Nadja, comme particulièrement estimable : « J’envie (c’est une façon de parler) tout homme qui a le temps de préparer quelque chose comme un livre. »
Plusieurs lecteurs et non des moindres (André Pieyre de Mandiargues ou Julien Gracq) ont signalé en 1963 que la réédition de Nadja mise au point par Breton fin décembre 1962 par « égard au mieux-dire » ne leur restituait pas tout à fait le climat mental de leur lecture initiale. Là encore, l’édition de la Pléiade et d’autres exégètes nous ont souvent scrupuleusement renseignés sur les multiples corrections opérées par Breton afin de redonner à lire, dans le nouveau contexte des années 1960, son récit d’une rencontre devenue légende.
Attentive aux enjeux de fond, Jacqueline Chénieux-Gendron souligne combien la formulation à partir de 1933 d’une théorie du hasard objectif va contribuer à rationaliser ce qui demeurait davantage à l’état brut ou « mat » (c’est son beau mot de la fin) dans la version née dans le cadre anachronique du manoir d’Ango. Ce que Breton désigne initialement comme des « faits-glissades » ou « faits-précipices » se fige en partie dans une formulation depuis ressassée par les uns et les autres, plus ou moins légitimement, jusqu’à parfois lui donner un tour moins aventureux.
On peut préférer le premier Nadja au second : l’expérience de lecture devrait pouvoir en être proposée et il est peut-être regrettable que la Pléiade n’ait pas eu pour objectif d’en offrir l’occasion, non pas par esprit vétilleux, mais pour répondre à une nécessité d’ordre nominaliste, sur laquelle Jacqueline Chénieux-Gendron conclut. Qu’entendre en l’occurrence par une telle option philosophique ? Pour Breton, cela signifie qu’au regard du langage rien ne se dit une fois pour toutes et qu’il n’y a pas d’être des choses en dehors de leur saisie fragile et explosive (comme l’explosion d’un colombier par exemple), qui oblige à reprendre l’incessant travail de dire.