Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Vingt-septième jour de confinement : « passion de la patience ».
Parlons d’un homme qui a fait parler de lui – obstiné, cruel, inconsolé. Un prince noir : le marquis de Salusses. Je vous ne conseille pas de l’imiter, même s’il finit par tirer son épingle du jeu.
Jeune homme, il était solitaire, farouche ; il s’intéressait essentiellement à la chasse. Il ne faisait pas mystère de ses desseins : il était résolu à rester sans enfant, célibataire. Les femmes de son milieu lui paraissaient toutes incapables d’aimer, indignes de son amour. Vaniteuses. Surtout, le couple heureux lui semblait relever du miracle, ou d’une idée du bonheur tout à fait illusoire.
« Combien malheureuse doit être la vie d’un homme obligé de vivre avec une personne dont le caractère n’a rien à voir avec le sien ! ». Sans compter que la vérité des êtres ne se révèle qu’à l’usage. Comment, dès lors, s’engager pour la vie ? C’était, à ses yeux, tout simplement incompréhensible. Une inconséquence, une supercherie.
Mais la pression sociale finit par l’emporter – il se maria. Il avait été touché, malgré lui, par la beauté d’une jeune fille qu’il avait aperçue dans un village : Zelda. Un genre de bergère. Elle était la grâce même, mais elle n’en savait rien, elle n’avait rien. Il lui fit préparer une garde-robe somptueuse, lui choisit des bijoux, ne laissa rien au hasard. Un matin, il vint la chercher à cheval. Elle revenait tout juste de la fontaine, où elle était allée à l’eau.
Devant tous, il prit la jeune femme intimidée par la main. Il lui demanda de se mettre nue, puis il lui tendit la robe de mariée qu’il avait fait tailler pour elle. Elle suivit sa chorégraphie, sans résister.
Les spectateurs se taisaient, effarés.
Il avait contracté un pacte avec elle : saurait-elle toujours s’efforcer de lui plaire ? – Oui. – Conserverait-elle toujours son sang-froid, quoiqu’il dise, ou fasse ? – Oui. – Serait-elle toujours obéissante et docile ? – Oui.
Une couronne brillante fut déposée sur les cheveux de la jeune femme : « Zelda, veux-tu m’épouser ? – Oui, si tel est votre désir, seigneur. »
Il la hissa sur son cheval. La foule, s’écartant devant eux, les regardait partir. Il la conduisit au château, comme elle était.
Zelda devint marquise : elle fut irréprochable. Avec tous, elle était aimable, et prévenait les moindres désirs du marquis, qui se félicitait de son habilité et de sa sagesse : sous une couche de haillons, il avait su débusquer le bonheur.
Il était le plus heureux des hommes, sans doute. Zelda resplendissait.
Mais elle devint mère. Elle accoucha, d’abord, d’une petite fille. À sa naissance, le marquis sombra dans la cruauté. Il se raconta qu’il voulait éprouver les vertus de sa femme, mesurer sa patience, son courage. Il se mit à la dénigrer : elle ne valait rien – rien ! pour qui se prenait-elle ? Il lui reprocha haut et fort la naissance d’une fille : on attendait un héritier. Zelda répondit qu’elle avait conscience de son peu de valeur ; elle savait qu’elle avait changé de milieu, qu’elle ne méritait pas vraiment ce que lui avait donné la fortune. Elle resta cependant silencieuse sur l’enfant, qu’elle gardait au berceau près d’elle. Mais elle ne fut pas épargnée : il la lui fit arracher quelques jours plus tard, par un homme de main.
« Fais ce que ton maître t’ordonne, lui dit-elle. Je ne te demande qu’une grâce : ne laisse pas cette innocente victime exposée à la rapacité des animaux de proie. »
Elle vécut ce deuil sans se plaindre. Quelques années plus tard, un deuxième enfant vint au monde. Un fils.
Le marquis redoubla de violence : il ne pouvait décemment pas imposer à ses sujets un petit-fils de paysan pour héritier ! Il devait sacrifier le garçon, mais aussi répudier la mère, pour prendre une épouse digne de son rang.
La princesse écoutait, impassible ; ses réponses étaient douces ; à nouveau, elle consentit à tout.
Le deuxième enfant fut perdu.
Le bruit se répandit partout que le marquis de Salusses avait arraché ses enfants à leur mère pour les faire froidement assassiner. Zelda dévorait son chagrin dans le secret de son intimité. Jamais elle ne s’en ouvrit à quiconque, jamais elle ne rebondissait sur la colère de tout l’entourage, que la conduite du marquis révoltait. L’abnégation de Zelda était étonnante, étrange aussi – elle tendait presque la joue – et cela ne suffisait pas.
Le marquis, qu’il fût incertain de lui-même ou ivre de sa puissance, alla plus loin dans l’humiliation et l’injure. Il annonça à Zelda sa décision et les résultats de sa démarche devant témoins : il avait fait casser le mariage, pour mésalliance manifeste – elle devait retourner à sa vie de village.
« Ta place n’est plus ici. Nous ne sommes pas du même monde, tu ne peux plus vivre à mes côtés. J’ai trouvé celle qui doit te remplacer pour être avec moi et qui, à tous égards, me convient mieux que toi. » Zelda devait, en partant, laisser tout ce que le mariage lui avait apporté.
Robe et bijoux, couronne et brodequins. Et tout l’invisible reste qui fait les travaux et les jours.
Le choc fut rude, mais, au fond, Zelda s’y attendait. Elle savait. Elle accueillit la sentence en retenant ses larmes – elle rassembla ses forces pour parler : « Ce que j’ai été à votre égard, je l’ai toujours regardé comme une faveur spéciale de la Providence, et de vos bontés, et non comme un dû. S’il vous plaît de reprendre ce que vous m’avez donné, au moins m’en avez-vous jugée digne pour quelque temps. »
Elle lui tendit son alliance.
« Je n’ai pas oublié que vous m’avez prise nue. Je m’en retournerai donc nue, s’il vous semble honnête que ce corps qui a porté deux de vos enfants soit exposé a tous les regards. Mais si vous daignez accorder quelque prix à ma virginité, qui fut ma seule dot, souffrez que je sois du moins couverte d’une chemise. »
Elle fit ses adieux : cortège de colère et larmes d’empathie.
Elle sortit du château en simple chemise – sans cheval, sans chaussure, tête nue. Et reprit sa vie de bergère, en soutenant avec une fermeté inébranlable les assauts de la fortune ennemie.
Salusses en rajouta. Il la rappela : sa future femme arrivait, elle seule saurait arranger la chambre, disposer les meubles, nettoyer, accueillir la nouvelle épousée. Pouvait-elle faire cela pour lui ? Elle s’en retournerait après la noce à sa chaumière. Il ne la solliciterait plus jamais.
Docile, elle obéit encore : elle frotta, balaya les appartements, prépara la cuisine comme la plus humble des servantes. Puis elle dressa soigneusement une liste, et reçut les invitées qui devaient honorer (la mort dans l’âme, sans doute) sa remplaçante.
Il était décidément impossible d’exciter sa colère, ou de la prendre en faute. Le marquis finit par l’admettre : il ne parvenait pas à fléchir la constance – la puissance – de son humilité. Pendant qu’elle préparait de prétendues noces qui consacraient sa destitution pure et simple, il était allé chercher les deux enfants qu’il avait confiés à une famille de confiance en secret.
La fille venait de fêter ses dix-huit ans, le garçon en avait déjà dix. Elle était belle comme un cœur : le marquis la présenta comme sa future promise. Zelda ne pouvait détacher ses regards de cette grâce juvénile, qu’elle trouvait ravissante. Le marquis alla jusqu’à lui demander ce qu’elle en pensait : ferait-elle l’affaire ?
« Si elle a autant de sagesse que de beauté, vous vivrez avec elle le plus heureux du monde. Mais je vous en prie, pour elle, adoucissez votre caractère : elle a été élevée délicatement, elle ne supporterait pas votre dureté aussi facilement que moi, qui ai été mise à rude épreuve dès ma plus tendre enfance.
– Zelda, il est temps que tu recueilles le fruit de ta longue patience (il la fit asseoir). Je vais te rendre en une heure ce que je t’ai ôté en vingt ans et réparer mes mauvais traitements par les plus tendres caresses. »
Il lui révéla l’identité de sa fille, de son fils. Elle fut à nouveau dévêtue, rhabillée. Mère, femme, et princesse : Zelda fut réhabilitée.
Elle fut célébrée comme modèle de patience, d’humilité et de douceur : une certaine conception de l’amour et de la société. Peut-être aurait-il mieux valu que cet homme cruel ait affaire à une femme capable de se venger de tout ce qu’il lui faisait souffrir ? À coup sûr en tout cas, le marquis de Salusses avait choisi une personne qui n’avait pas le même caractère que le sien. Et c’était heureux.