Ce qui nous arrive
À l’occasion de la nouvelle édition augmentée de son livre Occhiacci di legno. Dieci riflessioni sulla distanza, aux éditions Quodlibet, Carlo Ginzburg a accordé un entretien au journaliste Carlo Crosato pour l’hebdomadaire L’Espresso [1]. En voici la traduction par Martin Rueff.
Carlo Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire. Trad. de l’italien par Pierre-Antoine Fabre. Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 256 p., 26 € (publié en 1998 ; traduit en 2001)
Carlo Ginzburg, Peur révérence terreur. Quatre essais d’iconographie politique. Trad. de l’anglais et de l’italien par Martin Rueff. Les Presses du réel, 208 p., 55 ill., 28 € (publié en 2008 ; traduit en 2013)
Vous citez la formule de Tacite : « Fingunt simul creduntque ». Les hommes finissent donc par croire en ce qu’ils ont inventé ?
Tout à fait. Mais comment traduire « fingunt » ? Par « Ils imaginent » ou par « Ils construisent » ? En latin, le verbe fingo offre les deux significations, matérielle et immatérielle (le fictor, c’est le potier). Mais simul, « en même temps », fait de ces quelques mots de Tacite un des legs les plus importants et les plus inattendus de la littérature latine. Geppetto, le père de Pinocchio, m’a conduit à Tacite, et vice versa : en 2008, dix ans après Occhiacci di legno, j’ai écrit un essai, « Peur révérence terreur : Hobbes aujourd’hui », réimprimé en 2015 dans un livre publié par Adelphi. Dans l’essai sur Hobbes, j’ai suivi une indication de Vico et me suis servi de la phrase de Tacite pour analyser le frontispice du Léviathan : la célèbre image du géant, le Léviathan, composé d’une multitude de petits bonshommes qui regardent avec révérence, sans avoir conscience de ce qu’ils font, leur propre créature : l’État. Cette image condense la signification de l’œuvre de Hobbes.
« Les hommes se fabriquent des dieux et vénèrent leurs créations », suggère l’évangile gnostique de Philippe. Pensons aux relations que nous entretenons aujourd’hui avec le discours des médecins, ou avec les décrets qui se succèdent en Italie : que peut bien signifier notre conscience de la « fiction » des conventions, des catégories, des cérémonies, des pratiques ?
Sur l’opportunité qu’il y aurait à recourir au terme « fiction », avec ses nuances réductives, pour décrire ce qui est en train de se passer, il me faut tout de suite déclarer mon désaccord. Nous nous trouvons face à une tragédie : laissons Bolsonaro liquider le coronavirus comme s’il s’agissait « d’un simple rhume ». Face à la nouveauté de ce virus, les épidémiologistes tâtonnent dans le brouillard, et formulent, comme de juste, des hypothèses, dont pourront discuter ceux qui en ont la compétence. Quant aux conséquences politiques de tout ce qui est en train de se passer, elles sont aussi considérables qu’imprévisibles. Il y a quelques jours, la revue en ligne Le Grand Continent a republié la traduction de l’essai sur Hobbes auquel je faisais allusion pour en proposer la relecture à la lumière du coronavirus et de ses corollaires. Selon moi, une telle relecture n’a rien d’arbitraire. Mes recherches étaient nées des pages que Thucydide consacre à la peste d’Athènes, traduites par Hobbes, avec une petite variation significative. Je proposais d’y voir le germe de l’œuvre future de Hobbes : de nombreux éléments font penser que la dissolution des liens sociaux provoquée par la peste et décrite par Thucydide a contribué chez Hobbes à l’idée de la guerre primordiale de tous contre tous, avancée dans le Léviathan comme légitimation de l’institution de l’État. Ce thème revient sous une forme différente dans la conclusion de mon essai où je formule une hypothèse tout en espérant qu’elle ne s’avère jamais : confrontée à une pollution mondiale de proportions insoutenables, l’espèce humaine pourrait se trouver dans l’obligation de s’assujettir à un pouvoir encore plus envahissant et plus étouffant que celui mis en place dans l’État-Léviathan, dans le but de venir en aide à une nature dévastée et à un monde abîmé.
Est-ce le risque que nous courons aujourd’hui ?
Peut-être que cette hypothèse est en train de s’avérer. Le cas chinois est éloquent. Comme me l’a fait remarquer mon cousin le sinologue Jean Lévi, la diffusion du coronavirus en Chine a dû être bien plus vaste que ce que les données officielles ont laissé entendre : car si tel n’était pas le cas, il était vraiment absurde de prendre des mesures aussi catastrophiques pour l’économie. Mais l’épidémie a été endiguée au moyen d’un contrôle capillaire et massif de la population, léviathanesque pourrait-on dire. Et grâce à un usage des plus habiles de la propagande, une défaite s’est transformée en victoire : premier pas d’une hégémonie mondiale future, qui n’est peut-être pas si éloignée que ça.
L’avocat du diable, une figure qui vous est chère, vous objecterait sans doute que prendre des distances à l’égard des catégories que nous utilisons pourrait finir par nous précipiter dans le relativisme.
Pendant des années, je me suis battu contre le néo-scepticisme relativiste, contre l’idée qu’entre les récits historiques et les récits de fiction il n’y aurait pas de frontière nette. Je me permets de rappeler qu’il y a bien longtemps, lors d’un colloque à Yale, j’avais parlé de « vérité sans guillemets » : éclat de rire général parce que, dans les milieux universitaires américains, le geste qui consistait à mimer les guillemets avec les mains était d’usage quand on employait le mot de vérité. C’est peut-être moins le cas aujourd’hui : la post-vérité (post-truth) et les fake news pourraient (devraient) inviter à la prudence. Mais une attitude critique envers les catégories que nous employons me semble indispensable, si l’on veut chercher une vérité sans guillemets – entendons une vérité humaine, et en tant que telle falsifiable.
Contre le relativisme, le mouvement d’« estrangement » que vous proposez dans votre livre se révèle précieux. Il implique à la fois une certaine mobilité critique et un certain sérieux.
Ma réflexion sur l’estrangement part de la définition qu’en avait proposée le célèbre critique russe Victor Chklovski : un truchement littéraire destiné à lutter contre l’automatisme de nos perceptions et de nos attitudes. Comme l’avait montré Chklovski à travers des exemples qu’il prélevait surtout chez Tolstoï, cette prise de distance par rapport à la réalité permet d’atteindre à une vérité plus profonde. J’ai essayé de reconstruire la préhistoire de ce type d’estrangement en partant de Marc Aurèle, l’empereur philosophe que Tolstoï connaissait bien ; et j’en ai souligné les implications politiques. Les réactions – fictives – des indigènes qu’évoque Montaigne dans une page célèbre de ses Essais lui permettent de mettre à nu les inégalités de la société française ; c’est aussi ce que fait le cheval qui regarde la société des hommes dans une très belle nouvelle de Tolstoï. Mais j’ai également essayé de reconstruire un autre type d’estrangement, de nature esthétique : celui qu’a proposé Marcel Proust. Relève de ce genre de distanciation la tentative de regarder la réalité avec des yeux opaques, comme si on ne la comprenait pas et afin de mieux la comprendre. En recommençant donc, avec un regard oblique, à regarder la réalité comme si elle était dépourvue de signification, comme si elle se présentait à nous comme une devinette. Comme si on la regardait pour la première fois avec un mélange de surprise et de curiosité.
S’éloigner des préconceptions et des préjugés pour s’approcher de la réalité : une juste distance empêcherait de voir s’ouvrir un espace que viendraient combler les visages du faux et de la démagogie ?
Je suis parfaitement d’accord avec vous. Comme il m’est arrivé de le dire à plusieurs reprises, la philologie permet de combattre les fake news : c’est l’arme utilisée par Lorenzo Valla, au milieu du XVe siècle, pour démontrer que la soi-disant donation de Constantin était un faux. La philologie implique la distance intellectuelle. Il est vrai aussi qu’une trop grande distance peut conduire à une forme d’insensibilité morale : c’est le thème que j’aborde dans « Tuer un mandarin chinois ». Mais le risque de l’insensibilité ne se combat pas avec l’empathie, dont on parle abondamment de nos jours comme d’un antidote à la transformation de la distance physique imposée par le coronavirus en distance (et en indifférence) émotive. En ce qui me concerne, j’ai toujours considéré l’empathie comme une fausse piste parce qu’elle nous conduit à penser que l’on pourrait se rendre capable de surmonter la distance – culturelle, sociale, physique – en restant sur un plan purement émotif.
Cet instrument philologique peut conduire sur le plan éthique à considérer comme familier ce qui est étranger et à considérer comme étranger ce qui est proche. Ne pourrait-on pas dire alors que ce qui est éthique, ce n’est pas telle ou telle expérience, mais la suspension elle-même qui accompagne ce dépaysement ? Cette errance, ce dépaysement, ne sont-ils pas notre vérité la plus profonde ?
« Errance » et « dépaysement » sont des métaphores. La première, à la différence de la seconde, me laisse froid. Quoi qu’il en soit, le « dépaysement » n’est pas une fin en soi (« ne rien avoir à faire ») mais un moyen. Aujourd’hui, la condition d’isolement à laquelle nous sommes contraints semble suspendre toute signification : peut-on dire qu’il y a là une vérité éthique ? On court le risque de se contenter de certaines intuitions qui, aussi intéressantes soient-elles, ne sauraient suffire. On nous dit de rester chez nous, mais rester chez soi tout en continuant à travailler constitue aujourd’hui un privilège dont je suis bien conscient. Il y a beaucoup de gens – à commencer par les malades et celles et ceux qui en prennent soin – qui sont bien loin de rester chez eux. Les métaphores guerrières, omniprésentes aujourd’hui, finissent par être rhétoriques : mais il est clair que les médecins et les infirmiers, ces femmes et ces hommes qui luttent en première ligne en sacrifiant le contact avec leurs proches et qui risquent leur santé et leur vie, savent parfaitement ce qu’ils font.
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Occhiacci di legno su di noi, colloquio con Carlo Ginzburg di Carlo Crosato, in L’Espresso, n° 15, anno LXVI, 5 aprile 2020, p. 70-74.