Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Vingt-neuvième jour de confinement : « le temps des caprices ».
Frédéric : jeune homme accompli, gâté par la nature, par l’art, par la naissance. Il avait moins de chance en amour.
Frédéric aimait Jeanne. Pour la séduire, il se mettait en quatre, il en faisait des tonnes : compétitions sportives (qu’il remportait souvent), fêtes énormes (où elle était bien entendu invitée et somptueusement accueillie), cadeaux de luxe – il dépensait sans compter. Et se ruina pour elle.
Elle se fichait d’être l’objet de toutes ces folles dépenses, et ne bougeait pas d’un pouce. Elle n’était pas intéressée.
Frédéric s’éclipsa. Il lui restait un faucon magnifique, excellent chasseur. Il alla vivre, en compagnie de son faucon, dans une petite maison de campagne. Pour s’isoler et se refaire une santé. Cet oiseau splendide était sa seule distraction véritable, son seul témoin et la seule trace de son luxe envolé. Il lui tenait lui de compagnon, de confident, d’assistant-cuisinier.
Quelques mois plus tard, Jeanne se retrouva seule, avec un jeune fils. Elle décida de s’éloigner de la ville et alla aussi s’installer à la campagne. Le hasard voulu qu’ils soient pour ainsi dire voisins, à travers champs. Frédéric n’en savait rien : elle restait discrète, et prenait soin de se tenir à distance.
L’enfant, lui, se baladait en toute liberté. Il allait sur les sentiers, sur les collines, d’un jardin à l’autre, d’une maison à l’autre. Il prit l’habitude d’aller traîner chez Frédéric. Il allait voir ses animaux – ses chiens, son faucon. Le faucon, surtout : il l’adorait.
Ce fut une fixation – il en tomba malade : l’idée que ce faucon n’était pas à lui le minait. Il osa le dire à sa mère : il voulait le faucon du voisin, c’était son désir le plus cher. Le seul remède à sa mélancolie.
L’obsession de son fils plongea Jeanne dans un grand désarroi : elle savait qui était ce voisin, qu’elle avait éconduit pendant des années, qui s’était ruiné pour lui plaire – elle était toujours restée insensible à ses propositions, à tous ses présents. Comment pourrait-elle aujourd’hui demander ce faucon ? Elle en connaissait aussi la valeur ; tout le monde savait le prix que Frédéric lui accordait. Mais l’enfant s’obstina au point de ne plus quitter sa chambre – il ne mangeait plus. Il fallait le faucon – elle finit par promettre.
« J’irai voir le voisin demain. Je te rapporterai le faucon. Ne te tracasse plus. »
Le lendemain, elle partit en promenade. Arrivée près de chez Frédéric, elle longea la grille : il était là, il jardinait. Elle se présenta.
On imagine la surprise de Frédéric ! Elle était devant sa porte : au fond de lui, il était fou de joie.
Elle lui demanda d’excuser son dédain d’autrefois, dit qu’elle était désolée, qu’elle savait les sacrifices qu’il avait dû faire. Elle voulait se faire pardonner sa froideur passée ; ils étaient voisins : elle venait prendre un café.
Frédéric la remercia avec un emportement spontané. Il la fit entrer : il était content de la voir, heureux de cet heureux hasard qui le rapprochait d’elle.
Ils s’installèrent dans le jardin. Elle s’attardait – l’heure du déjeuner approcha. Il la fit patienter sous les arbres : il allait dans la maison préparer quelque chose, un bon repas à partager. Mais seul dans sa cuisine, il maudit l’existence : il n’avait rien, rien pour la régaler ! Et rien ne lui importait autant que de faire plaisir à cette femme.
Le faucon se tenait tranquillement là, perché dans sa cage. Frédéric le regardait – il se décida vite : le sacrifice, pour honorer sa visiteuse. Il tord donc le cou au faucon merveilleux, le plume et le met à la broche. Puis il retourne gaiement discuter avec Jeanne en dressant la table dans le jardin.
Le plat était prêt : ils se régalèrent. Conversation fluide, légère.
À la fin du repas, Jeanne se dit qu’il était temps de lui révéler le vrai motif de sa visite. « Vous devez penser, cher ami, que je suis une femme dure, et sauvage. Le vrai motif de ma présence vous confortera dans cette opinion. Mais si vous aviez des enfants, vous me comprendriez. »
Son amour maternelle la forçait, contre toute raison, contre sa volonté, à lui demander une faveur considérable, pour un fils malade. La chose qui lui tenait le plus à cœur.
« En un mot : c’est votre faucon que je vous demande. »
De nouveau, il ne pouvait la satisfaire : elle avait mangé ce qu’elle demandait ! Il se mit à pleurer – le faucon, pensait-elle. « La fortune est bien cruelle : elle ne pouvait pas me porter de coup plus douloureux. Quand je pense que vous avez pris la peine de venir jusqu’à cette bicoque, vous qui étiez de marbre devant mon palais ! Et vous désirez une chose que je ne peux absolument pas vous offrir ! »
Jamais il ne parviendrait à combler ses désirs : il était maudit.
« Je voulais vous cuisiner un plat délicat, vous honorer. Je n’ai plus de faucon – nous l’avons avalé. »
Restaient les plumes, les serres et le bec de l’oiseau.
Quelque temps plus tard, l’enfant mourut – un mal incurable, sans doute. Jeanne fut longtemps dans le deuil. Plus tard, elle songea à refaire sa vie. Elle repensa à Frédéric – le généreux, qui s’était dépouillé pour elle sans hésiter. Jusqu’au bout.
Aucun autre parti n’eut, soudain, grâce à ses yeux : c’était lui qu’elle voulait, comme il était. Jusqu’au bout.
Il sut la contenter : plus que vivante, heureuse.