Atiq Rahimi est afghan. Il a déjà publié une dizaine de livres, dont Syngué sabour, prix Goncourt 2008. L’invité du miroir est le carnet de travail autour du tournage de son film Notre-Dame du Nil, réalisé à partir du livre de Scholastique Mukasonga sur le génocide des Tutsi.
Atiq Rahimi, L’invité du miroir. P.O.L, 190 p., 18 €
L’invité du miroir n’est pas un livre de poésie, bien que les phrases en soient, presque toujours, présentées comme des vers. Il n’est pas le récit d’un tournage ; pourtant, il accompagne celui de Notre-Dame du Nil. Disons, pour essayer de le cerner, qu’il est ailleurs, qu’il vient d’ailleurs, qu’il est hors cadre, hors code, alors même qu’il a trait à un fait d’histoire inéluctable, et cependant quasi impénétrable à la raison tant il suscite de terreur.
Atiq Rahimi se dit poussé par « un élan indéfinissable […]. C’est un appel, une convocation, dirai-je, pour que je re-garde et re-touche les cicatrices de l’Histoire ». Comme dans la citation du poète persan Bîdèl (fin XVIIe-début XVIIIe siècle), qu’il présente en exergue, il est l’invité du miroir, celui qui demeure dehors.
Sa terre natale, l’Afghanistan, a été « détruite sous les bottes rouges des envahisseurs russes, dévastée ensuite sous la massue fratricide des seigneurs de guerre, meurtrie depuis un quart de siècle sous le coup de fouet des ténébreux Talibans ». Il connaît donc la guerre vécue dans son pays, une guerre fratricide, en partie comparable à celle du Rwanda où il se sent étranger.
Il se demande comment s’y prendre pour raconter l’histoire qui s’est déroulée là, parmi les collines, et comment la relier à la sienne, qui s’est déroulée loin, dans le pays afghan aux montagnes austères. Reconstituer une vérité historique à travers reportages, documents et archives, c’est-à-dire effectuer un travail d’historien alors qu’il n’est pas historien ? Ou se laisser envahir par l’imaginaire rwandais et se comporter en poète, en conteur ? Il choisit la seconde solution.
Le livre, dont le format est celui d’un carnet, entremêle le texte et des dessins, eux-mêmes accompagnés de brefs écrits, manuscrits cette fois, dans la langue de l’auteur. Il nous met en présence de quelqu’un qui se cherche et qui cherche la rencontre avec l’Autre, le peuple rwandais, capable de « la sagesse de faire aujourd’hui le deuil du passé, de vivre sereinement ensemble ».
Atiq Rahimi commence par évoquer une femme qui nage dans le lac ; elle montre aux pêcheurs immobiles dans leurs barques où jeter leurs filets. Puis une femme sur la rive qui indique aux pêcheurs ce qu’ils ont à extraire des profondeurs du lac :
« […] pêchez des mots-à-dire-tout.
Des verbes nus,
sans glose aucune ».
Enfin, un homme qui vient des collines, qui n’entend pas, qui ne voit pas mais parle à l’étranger pour tirer la leçon du malheur et dérouler des contes dont le premier ressemble au mythe d’Adam et Ève (en ce sens que le drame, l’erreur originelle, est le fait de la femme !) :
« Il faut nommer l’horreur,
sinon
elle reviendra.
Elle reviendra sous le nom qu’elle voudra
sous le masque qui l’enchantera. »
L’homme est âgé, il a l’air d’un mendiant ou d’un prophète intemporel. Il dit qu’après le génocide personne ne meurt, que la femme qui avance sur la rive n’est pas morte, qu’elle survit – son corps ne fait pas d’ombre, il est ombre lui-même. Il dit aussi l’horreur qu’elle a subie et comment elle entend que justice soit rendue.
L’étranger qui l’écoute s’interroge :
« Où suis-je ?
Dans son cauchemar à lui ?
Ou lui,
Dans mon cauchemar à moi ? »
Tel est donc le voyage auquel nous sommes conviés par Atiq Rahimi, dans la culture, l’imaginaire du Rwanda, pays capable, comme peu d’autres, de « ne pas sombrer dans la vengeance aveugle et interminable », de « sourire même à l’ennemi ».