Ce qui nous arrive
En 1968 paraissait chez un éditeur marseillais un ouvrage devenu un classique de l’histoire de la peste en France, Marseille ville morte. La peste de 1720, consacré à la dernière épidémie de ce genre qui frappa le royaume au début du siècle des Lumières. Depuis cette date, le sujet a été considérablement travaillé, tant en ce qui concerne l’histoire de Marseille que l’histoire de la peste à l’échelle nationale et européenne avec ses orientations historico-médicales, démographiques et économiques ou socio-culturelles, de l’histoire des procédures sanitaires à celle des mentalités et des sensibilités. Toute une littérature que l’on peut, dans les circonstances actuelles, relire et dont on peut méditer certains constats comme certains apports.
Charles Carrière, Marcel Courdurié et Ferréol Rebuffat, Marseille ville morte. La peste de 1720. Autres Temps, 270 p., 15 € (publié en 1968 ; édition parue en 2016)
Jean-Noël Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens. Mouton, 2 vol., 455 et 416 p. (publiés en 1975-1976)
Françoise Hildesheimer, La terreur et la pitié. L’Ancien Régime à l’épreuve de la peste. Publisud, 187 p., 21 € (publié en 1990)
Fleur Beauvieux, « Justice et répression de la criminalité en temps de peste. L’exemple de l’épidémie marseillaise de 1720-1722 », Criminocorpus, 2014, disponible en ligne
On entre encore aujourd’hui dans l’ouvrage de Charles Carrière, Marcel Courdurié et Ferréol Rebuffat comme dans un cauchemar, à la fois à travers les chroniques, les journaux, parfois la correspondance, tenus par les témoins et à travers la reconstitution statistique des conséquences démographiques, économiques et sociales de la peste. Celle qui frappe Marseille à la fin du printemps 1720 revêt une forme bubosepticémique, moins redoutable que la forme pneumonique qui avait donné à la peste noire de 1348 son caractère implacable. Elle est transmise par la puce, celle des hommes. L’entassement, le parasitisme et le manque d’hygiène ordinaires dans une ville d’Ancien Régime créent les conditions de sa virulence.
La parole est largement laissée aux chroniqueurs de la peste, témoins issus des élites cultivées et protagonistes qui offrent des points de vue variés, le négociant Pierre-Honoré Roux, le médecin Jean-Baptiste Bertrand – l’un des rares à ne pas fuir –, le père trinitaire Paul Giraud, l’homme de loi proche de l’Hôtel de Ville Nicolas Pichatty de Croissainte. De tels témoignages, immédiats ou rétrospectifs, poignants ou plus politiques, moralisants ou travaillés par les fins dernières et l’imminence du Jugement, prolifèrent dans les villes atteintes par le mal : Milan en 1576, Naples en 1656, Londres en 1664-1665 chroniquée par Daniel Defoe (Journal de l’année de la peste, 1722), Messine en 1743.
Au milieu du XVIIIe siècle, l’Encyclopédie souligne : « Ce ne sont pas les livres qui manquent sur la peste ; le nombre en est si considérable que la collection des auteurs qui en ont fait des traités exprès formerait une petite bibliothèque. La seule peste de Marseille a produit plus de deux cents volumes ». Mais il n’y a pas que les livres. La ville pestiférée est traversée par l’écrit et les marques qui organisent les tris, segmentent l’espace, règlent les gestes et disent les croyances : ordonnances et règlements publiés et affichés, registres, listes et inventaires, rapports des agents de la ville, billets de santé qui autorisent ou interdisent les déplacements, prières manuscrites ou imprimées dont on tapisse ses vêtements pour se protéger, croix blanche ou, pire, croix rouge, dessinées sur les portes des maisons non touchées ou contaminées.
Les archives permettent d’établir le flux puis le reflux de cette comptabilité morbide qui, aujourd’hui, fait l’ordinaire de « l’information » en continu. Le premier décès, dans les quartiers anciens et populeux de la ville, survient le 20 juin 1720 ; quoique suspect, il ne suscite pas l’alarme. Un mois plus tard, on atteint le chiffre de 50 morts par jour ; à la mi-août on dépasse les 300 victimes quotidiennes et on en compte un millier début septembre. Vers la fin de l’été, tous les quartiers de la ville sont touchés ; désormais, ce sont plusieurs milliers de cadavres qui sont abandonnés dans les rues en attente de sépulture. Pour les évacuer, les civières et les tombereaux manquent, les volontaires aussi. On enrôle les forçats comme corbeaux contre une promesse de libération, s’ils en réchappent. Des paysans réquisitionnés creusent bientôt une quinzaine de fosses communes à l’extérieur des remparts. À cette date, il faut gérer le chaos que l’on a tenté jusqu’alors d’endiguer. Toutes les mesures conjoncturelles ordinairement déployées par les autorités municipales en période de crise l’ont été : taxation et distribution gratuite du pain pour étouffer le risque de cherté et d’émeutes sur les marchés ; fermeture des lieux publics, des écoles, des collèges et des lieux de culte ; expulsion fin juillet de milliers de mendiants, errants et miséreux accusés de véhiculer le mal et enfermement des autochtones pauvres à la Charité ; feux de désinfection. La ville est progressivement coupée du monde, et avec elle la Provence, isolées à partir de la mi-septembre par un cordon sanitaire militarisé.
Tous les caractères de la crise de mortalité, ces événements récurrents de la démographie ancienne, sont là : explosion du nombre des décès, effondrement brutal de la nuptialité et du nombre des naissances. La crise entraîne dans son sillage l’arrêt de l’économie, la hausse du chômage et la crise sociale. Les récits des témoins de la peste comme les peintures tragiques de Michel Serre livrent une vision d’Apocalypse : l’indécence des corps morts entassés nus dans les tombereaux, la désolation d’une ville où les solidarités et les liens familiaux se disloquent, où l’on détrousse les cadavres, où la solitude mortuaire triomphe alors que les rituels funéraires collectifs, caractéristiques de la sensibilité baroque, ne peuvent plus être observés. La violence sociale se déchaîne face à la maladie. Tandis que les plus pauvres, restés sur place, paient un lourd tribut à l’épidémie, sont enfermés et soumis à de multiples contraintes, bourgeois et notables prennent, presque tous, la fuite : chanoines de la cathédrale, négociants, médecins, gens de justice.
Une vision économique et sociale de la peste
Le tableau dressé par Marseille ville morte s’inscrit dans l’historiographie des années 1960, fortement influencée par l’école d’Ernest Labrousse, école attachée aux approches sérielles et quantitatives des sources, à la reconstitution des rythmes longs et des accidents qui ponctuent les évolutions de la démographie, de l’économie et de la société. La première partie de cet ouvrage, qui en compte deux, fait le récit minutieux de l’assaut épidémique et de ses conséquences démographiques, sociales et économiques immédiates, à partir de l’arrivée le 25 mai 1720 du Grand-Saint-Antoine, navire en provenance de Syrie dont l’équipage et la cargaison sont infectés par la peste. L’assaut épidémique dure du début de l’été 1720 à la fin de 1722, mais l’impact est plus durable car la crise pesteuse est suivie d’une longue période d’isolement qui ne s’achève qu’en 1724. Entre l’été 1720 et l’hiver 1722, l’épidémie fauche la moitié d’une population estimée à environ 100 000 habitants pour Marseille et son terroir. Le tribut de la Provence oscille entre 90 000 et 120 000 victimes sur 400 000 âmes.
Mais, l’alerte passée, le rattrapage démographique s’effectue en trois ou quatre ans. Comme après toute crise de mortalité, ainsi que l’ont établi les historiens démographes, « on se précipite vers l’œuvre de chair » dès que l’épidémie faiblit. Marseille à la fin du XVIIIe siècle occupe toujours l’une des premières places dans la hiérarchie urbaine, car son dynamisme, tôt retrouvé, alimente les flux migratoires, la clef de tout développement urbain à l’époque moderne. L’impact démographique à plus long terme est largement fonction de l’environnement économique, la règle se vérifie ailleurs. La peste suspend mais n’entrave pas l’essor séculaire du port de Marseille qui occupe une position dominante dans les échanges méditerranéens et sait s’ouvrir au commerce atlantique en pleine expansion au XVIIIe siècle.
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée aux interprétations du mal, au débat – quasi immédiat – sur les responsabilités et à la question du coût et du financement des secours. Sur ce dernier point, il s’agit de vérifier l’existence d’un enchaînement qui préoccupe alors les historiens de la population et du social. Quel lien existe-t-il entre les mortalités d’origine épidémique et les subsistances ? Quels sont les moteurs principaux d’une crise démographique : les fragilités structurelles du système de production agricole et d’approvisionnement, donc la cherté des grains et la famine épisodique, ou bien la flambée d’une maladie ? Pour un numéro de la Gazette de Hollande contemporain des faits, il n’y a pas de doute. On meurt à Marseille de la peste et de la faim. Ici il n’en est rien, la crise de 1720 relève d’un modèle épidémique « pur ». La ville dispose de réserves abondantes et les utilise chaque fois que nécessaire pour faire retomber les tensions sur les marchés ou secourir les plus pauvres. Très vite, on manque d’artisans boulangers plus que de grains et de farine. Les autorités, échevinage en tête, assument l’une de leurs fonctions primordiales de « police » : nourrir le peuple pour préserver l’ordre public. Mais le coût financier est très lourd pour la ville, encore davantage si l’on ajoute à l’approvisionnement l’évacuation et l’inhumation des cadavres, les dépenses pour les hôpitaux et le personnel médical. On finance le tout par l’emprunt, gagé pour l’essentiel sur la fiscalité indirecte que l’on sait très inégalitaire. Les catégories populaires, plus que la fortune des notables, seront mises à contribution, après l’orage.
En revanche, l’impuissance médicale est totale : on ignore tout des mécanismes de la contagion et les gestes thérapeutiques sont inadaptés. Il faut s’en remettre à la repentance des pécheurs face aux manifestations palpables de la colère divine. À l’aube des Lumières, la peste est toujours vue comme le cavalier de l’Apocalypse. La correspondance de l’évêque de Marseille, Mgr de Belsunce, formé par les jésuites, ne laisse pas de doute. Ce chaos divin est d’abord la rançon des désordres internes de l’Église – Belsunce vise les responsables de la querelle janséniste – et la conséquence d’un désordre moral, d’une impiété trop générale. Le journal de la peste laissé par le père Paul Giraud est plus précis : « Dieu s’est servi de l’imprudence, de l’avidité ou de la mauvaise foi de quelques habitants de Marseille pour y introduire la peste la plus violente ». C’est instruire d’emblée le procès en responsabilité de certains négociants, représentés au Corps de ville, qui n’ont pas fait respecter le dispositif de quarantaine en cas de suspicion de contamination des marchandises et des équipages des navires, élaboré depuis le XVIe siècle et perfectionné sous Colbert.
La négligence et le déni
La peste de Marseille est l’histoire d’une négligence coupable, doublée d’un déni persistant. Marseille n’était pas désarmée face à une menace qui ne s’était plus manifestée depuis 70 ans. Esquissé dans l’ouvrage de Charles Carrière, le dispositif, moins médical qu’administratif, destiné à protéger de manière permanente les ports méditerranéens en contact avec l’Orient où la peste sévit à l’état endémique a, notamment, fait l’objet des travaux de Françoise Hildesheimer. La compréhension de l’importance de ce dispositif fait d’autant mieux ressortir l’ampleur de la défaillance du printemps 1720 dans un port où, en 1719, plus de 260 navires en provenance du Proche-Orient avaient accosté.
Depuis la fin du Moyen Âge, les villes italiennes et les principaux ports de la Méditerranée avaient constitué un système de défense sanitaire appuyé sur des bureaux de santé. Leurs intendants étaient chargés de recueillir les déclarations sous serment des capitaines de navire, relatives à leur provenance comme aux éventuels accidents sanitaires s’étant produits durant la navigation, avant de délivrer des autorisations de déchargement et de circulation – les patentes de santé – et, le cas échéant, de faire respecter des mesures de quarantaine. Le système repose sur une administration et des bâtiments en dur tels la Consigne à Marseille pour les contrôles à l’entrée du port, ou les lazarets pour la mise en quarantaine des hommes et des marchandises. Il dispose de personnels spécialisés et dédiés : médecins, gardes, débardeurs et ouvriers. Les bureaux de santé, financés par le négoce, relèvent d’un système de confiance entre places de commerce ; ils disent la fiabilité, le crédit et le rayonnement de la ville portuaire qui en est dotée. Passée la peste de 1720, Marseille et Toulon exercent toujours au XVIIIe siècle un monopole sur le contrôle des bâtiments en provenance du Levant et de la Barbarie, une situation qui suscite de plus en plus la protestation des ports septentrionaux du royaume comme celui du Havre, en pleine expansion.
Le bureau de santé marseillais – ce n’est pas une exception – est composé d’une petite vingtaine de membres choisis par le Conseil de ville, en majorité parmi les principaux négociants du lieu. Dès lors le doute est ancien et récurrent. Peut-on servir à la fois le négoce et la santé publique ? Dans leurs déclarations, les intendants affirment bien que la « seureté » prime sur toute autre considération, tout en expliquant devoir faire en sorte que le commerce souffre le moins possible des précautions prises. L’épisode de 1720 montre que les intérêts du commerce – la cargaison du Grand-Saint-Antoine représentait un capital très élevé – peuvent primer. La préservation de la réputation de la place et des intérêts négociants, inquiets du blocus éventuel de la ville, se manifeste à travers le retard et les tergiversations de la municipalité comme d’une partie du corps médical à déclarer l’état de peste. Longtemps prévaut la thèse d’une fièvre maligne limitée aux pauvres des quartiers anciens. Les responsabilités directes n’ont jamais pu être établies, mais les mesures de quarantaine ont été, à tout le moins, appliquées avec légèreté. L’aveu d’une atteinte probable de la peste ne survient qu’environ deux mois après les premiers décès. La mort fauche alors plus d’une centaine de personnes par jour.
La catastrophe créatrice
La victoire sur la peste fut celle de l’administration plus que de la médecine. Si l’on guérit rarement de la peste, on peut s’en prémunir. L’efficacité du cordon sanitaire autour de la Provence, qui repose sur la mobilisation de la moitié de l’armée royale, marque le triomphe de l’État monarchique dans la protection des populations. Mais le succès réside aussi dans l’action des corps de ville qui jouissent avant 1789 d’une autonomie administrative importante. La prophylaxie anti-pesteuse s’observe à travers les dispositions adoptées par toutes les autorités urbaines du royaume et centrées sur un contrôle strict de la circulation des marchandises et de la mobilité des hommes. En fait, la peste de 1720 joue un rôle d’accélérateur dans la transformation des modalités du contrôle social, même si les innovations sont inégalement durables et généralisées.
À Marseille, où le pouvoir municipal, trop pusillanime, semble déconsidéré, la seule issue pour maintenir l’ordre et affronter le chaos sanitaire, humain et économique consiste en une reprise en main par le pouvoir royal à travers la mise en place d’un pouvoir militaire extraordinaire et d’une justice d’exception qui bouleverse les institutions locales. Les travaux récents d’une jeune chercheuse, Fleur Beauvieux, l’ont démontré. À partir de septembre 1720, au plus fort de l’épidémie, le chevalier de Langeron, nommé commandant militaire de Marseille, dispose de tous les pouvoirs pour créer une « police de la peste » inédite et généraliser de nouveaux instruments de contrôle de la population et de l’espace.
Avec l’épidémie, la police urbaine subit une double transformation, à Marseille et dans les villes voisines. On assiste d’abord au gonflement très net – plusieurs centaines de postes sont créés – des effectifs des corps chargés d’assurer l’ordre public. La crise ne conduit pas à rompre avec l’ancien appareil municipal de police fondé sur les voisinages et la médiation des petits notables locaux, mais elle en multiplie les acteurs. Pour l’essentiel, c’est la population restée sur place – marchands, boutiquiers et artisans, implantés dans leurs rues et leurs quartiers – qui prend en charge sa propre survie. La deuxième transformation majeure tient à la militarisation de l’ordre public confié cette fois à des professionnels : soldats par dizaines aux portes, patrouilles multiples, contrôle des lieux et de la mobilité, enrégimentement des forçats pour évacuer les malades et les cadavres. Pour prévenir la délinquance, visiter les lieux de débauche toujours actifs, veiller à l’application des règlements de police et, surtout, contrôler les mouvements de populations, on recrute d’anciens soldats comme inspecteurs de police. Ce nouveau corps est contrôlé par le commandement militaire et non par la municipalité. Cette innovation policière, en rupture avec toutes les traditions de régulations bourgeoises antérieures, ne dure que deux ans car le maintien de l’ordre militarisé qu’elle implique suscite l’hostilité du Parlement d’Aix et de la ville .
La ville tout entière devient une gigantesque institution d’enfermement, un vaste « hôpital général », écrit le père Giraud. La déclinaison des différentes échelles de « cordon sanitaire », de la province à la ville, de la ville au quartier, à la rue, à l’unité d’habitation, est fascinante. Tout comme le sont les phénomènes de clôture à l’intérieur des établissements qui reçoivent les malades et l’apparition de véritables complexes hôpital-charnier-maison de convalescence, aux mobilités internes strictement réglées, aux points d’entrée et de sortie étroitement contrôlés. Enfin, sous la tutelle de l’armée, le tribunal de police de l’échevinage se transforme en tribunal d’exception, aux pouvoirs exorbitants notamment en matière criminelle, rendant une justice expéditive et sans appel. Langeron instaure une loi martiale, un « état d’urgence » avant la lettre, qui suscite les protestations des magistrats du Parlement d’Aix dès que l’épidémie s’apaise en 1722.
La réorganisation des forces de police et l’instauration d’une justice d’exception se justifient dans la mesure où la ville, même largement désertée par ses élites, n’est jamais totalement morte. Si les moments paroxystiques de l’épidémie altèrent radicalement les relations familiales et sociales sans abolir toute forme de solidarité, les périodes d’apaisement et de reflux laissent réapparaître les motifs des régulations ordinaires : la nécessité de préserver l’honneur des familles, menacé par les relations hors mariage, la défense de la réputation des voisinages contre toute forme de scandale public et de libertinage, la protection des biens et des propriétés alors que l’explosion de la criminalité et des vols constitue un lourd défi pour les responsables du maintien de l’ordre. Au cours d’une crise qui dure trois ans, la vie quotidienne ne cède pas tous ses droits, mais ses régulations se chargent « d’extraordinaire ». Face au fléau de Dieu, le maintien de l’ordre et la réparation judiciaire des torts revêtent une dimension morale accrue. La peste augmente le besoin de régulation et de civilité sous la houlette de l’Église mais, surtout et de plus en plus, de l’État de justice et de police.
« Sécurité, territoire, population » (Michel Foucault)
À plus long terme, certaines innovations marseillaises entraînent avec elles l’instauration de contrôles renforcés sur les mobilités et l’apparition d’une « police des étrangers », c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas nés et domiciliés régulièrement dans une ville, désormais sans rapport avec des préoccupations sanitaires et sans limite régionale. À Toulouse, l’épidémie conduit d’abord au renforcement des contrôles traditionnellement effectués aux portes de la ville. Mais, très vite, la décision de tenir un registre spécifique des étrangers est prise et devient pérenne. À Bordeaux, au début des années 1720, la perception de la police des étrangers se modifie, incluant les groupes à risques que sont pauvres et vagabonds. Leur surveillance passe au premier plan de l’administration urbaine ; elle devient la clef de la préservation de la sûreté publique, bien au-delà du seul domaine de la santé.
À l’échelle du royaume, le gouvernement du régent Philippe d’Orléans (1715-1723) joue un rôle décisif dans l’expérimentation d’une identification généralisée des populations car il lui faut, en quelques années, régler les retombées de la démobilisation des armées à la fin des guerres louis-quatorziennes, lutter contre une mendicité galopante, gérer les conséquences de la peste provençale qui agit comme un accélérateur. Faute de moyens administratifs, cette grande ambition avorte, mais ses déclinaisons locales sont nombreuses, et le rêve d’une société devenue transparente sous l’œil des agents de l’État subsiste jusqu’à la Révolution française, sinon au-delà. Tout comme s’inquiètent certains hommes des Lumières à partir des années 1760-1770 des risques que comportent un enregistrement généralisé de la population et un contrôle systématique de ses mouvements hors même des temps de crise.
Les nouveautés apportées par l’extraordinaire de la peste deviennent plus lisibles longtemps après l’événement, lorsque s’efface au XVIIIe siècle le retour cyclique du mal, devenu une simple possibilité et non une menace quasi quotidienne. Avant même que la raison scientifique n’ait apporté de nouvelles connaissances pour décrypter et prévenir l’épidémie, la raison gouvernementale s’émancipe du registre des émotions pures et de l’irrationnel pour explorer les voies d’un contrôle renforcé sur les hommes et les territoires. Le Covid-19 n’est pas la peste, mais les conséquences à long terme de sa gestion sur les rapports entre État et société, comme sur les libertés publiques, méritent, au minimum, des citoyens attentifs.