L’heure de l’irrationnel

Tandis que s’achève la Seconde Guerre mondiale, Ernst Cassirer, réfugié aux États-Unis, rédige en anglais un ultime ouvrage, Le mythe de l’État, dans lequel il s’efforce de comprendre ce qui a pu mener l’humanité à cette extrémité. C’est qu’avec les crises consécutives à la guerre de 14 l’heure de l’irrationnel avait sonné, si bien que le pouvoir échut à des magiciens qui allaient mettre en œuvre leurs mythes.


Ernst Cassirer, Le mythe de l’État. Avant-propos de Charles W. Hendel. Trad. de l’anglais (Suède) par Bertrand Vergely. Gallimard, coll. « Tel », 408 p., 13,90 €


Cassirer n’est pas un philosophe politique ; des deux mots que comporte le titre de ce livre, celui qui le singularise le plus nettement est le premier, « mythe ». Cela n’étonnera pas si l’on se souvient que son grand œuvre (traduit par Jean Lacoste) était La philosophie des formes symboliques, dont le deuxième volume avait pour objet « la pensée mythique ». En tant qu’historien de la philosophie, son champ ordinaire de recherche s’étendait de la Renaissance au XVIIIe siècle. On peut ainsi citer Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance ou Rousseau, Kant, Goethe (également traduit par Jean Lacoste).

Était-il néo-kantien ? Il avait certes écrit un gros ouvrage sur « les systèmes post-kantiens », dans lequel il étudiait « le problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes ». Lors d’un débat qui s’est tenu à Davos en 1929 et qui eut un grand retentissement, Heidegger, qui venait de publier son Kant et le problème de la métaphysique, fit le procès du néo-kantisme dont Cassirer aurait été le défenseur. Le lecteur de ce débat ne perçoit pas la lourde atmosphère d’antisémitisme que Levinas dit avoir ressentie en cette circonstance. Il peut toutefois l’imaginer. Cassirer commence par déclarer qu’il n’y a « pas de concept qui soit aussi peu clairement circonscrit que celui de néo-kantisme », puis il ajoute que « le néo-kantisme est le bouc-émissaire de la philosophie contemporaine ». Ce mot de « bouc-émissaire » éclaire le propos de Levinas, quand on sait que beaucoup de philosophes allemands qualifiés, à plus ou moins juste titre, de « néo-kantiens », étaient juifs. Quatre ans après ce débat, le « néo-kantien » Cassirer devait quittait l’Allemagne.

Ce fut d’abord pour la Suède, dont il prit la nationalité, puis pour les États-Unis, où il arriva en 1941. Universitaire de renom, il put enseigner à Yale, mais en étant considéré plutôt comme un historien de la philosophie et de la culture que comme un penseur original et créatif. Cela explique la demande qui lui fut faite de composer des livres qui nous paraissent relever, sinon de la vulgarisation à proprement parler, du moins de ce que peut être un bon cours d’université. Ce fut le cas pour son Essai sur l’homme, ça l’est aussi pour une large part de ce Mythe de l’État qui, de ce fait, peut être lu comme une excellente introduction à la pensée de Cassirer. On regrette seulement que la réédition de cette traduction ait été faite à l’identique et que l’on n’ait pas saisi cette occasion pour en éliminer une partie de la multitude des petites fautes de français qui la déparent.

Ernst Cassirer, Le mythe de l’État

L’ouvrage comporte trois parties assez différentes, tant par leur forme que par leur objet. La première peut être perçue comme une approche condensée en 70 pages lumineuses des 350 pages du deuxième volume de La philosophie des formes symboliques, dans lequel Cassirer avait « tenté » de faire une « critique de la conscience mythique ». Depuis 1925, deux décennies ont passé, qui, hélas, ont confirmé l’importance du mythe dans la vie sociale et politique. Le « mythe » doit ici être entendu par opposition avec la raison, plus nettement que dans la distinction grecque du muthos et du logos. Dans sa compréhension du mythe, Cassirer inclut des conceptions qui relèvent quasiment de la magie, en tout cas de l’irrationnel.

La deuxième partie, de loin la plus importante en volume, étudie « la lutte contre le mythe dans l’histoire de la théorie politique ». Le lecteur se retrouve sur les bancs de l’Université, à écouter un brillant professeur lui présenter tour à tour : La République de Platon ; les conceptions médiévales de l’État, des relations de la nature et de la grâce, de l’État de droit ; puis la nouveauté machiavélienne ; enfin, les théories du droit naturel et la philosophie des Lumières. Chacun de ces dix chapitres a sensiblement la longueur d’une séance de cours universitaire, et ils sont à peu près aussi disjoints que peuvent l’être deux cours espacés d’une semaine. S’ils ont été effectivement prononcés à Yale ou à Columbia, le mot du préfacier-éditeur reconnaissant à Cassirer un « génie d’historien de la philosophie » s’y applique tout à fait et les lecteurs de notre temps y trouveront d’admirables synthèses de ces différents moments de la théorie politique. Cela fait de ce livre une précieuse introduction à ces questions, à la fois fine et savante, tout en restant constamment accessible.

Mais tout cela aurait pu être écrit sensiblement à l’identique dès 1925. Or il y a eu entre-temps le nazisme et la Seconde Guerre mondiale. En 1945, l’heure est venue de comprendre ce qui s’est passé. La troisième partie de ce livre pourrait être vue comme une synthèse dialectique ; ce serait triste car cela signifierait que la théorie politique rationnelle est destinée à échouer face à la pensée mythique. Or Cassirer n’abandonne pas la raison. Dans ses quatre derniers chapitres, le brillant historien de la philosophie classique montre l’ampleur de sa pensée. Pour comprendre « le mythe du XXe siècle » – c’est-à-dire le triomphe en Allemagne du nazisme –, il lui faut remonter vers la manière dont s’est exercée l’influence d’un Hegel rigidifié dans quelques slogans, et surtout vers des théoriciens à qui la faible rationalité de leur pensée a assuré une extrême popularité : Carlyle, Gobineau, Spengler.

Comme à ceux que nous qualifions désormais de « populistes », les idées simples et évidentes confèrent une force que les penseurs exigeants et subtils n’obtiendront jamais. On ne peut pas grand-chose contre qui dit en substance : « Vous voyez bien qu’un Noir n’est pas de la même couleur qu’un Blanc ! » Le fait est censé avoir valeur probante et, quand il suggère une pensée autre que celle que l’on voudrait, on invente des faits. C’est à Gobineau et à son Essai sur l’inégalité des races humaines que Cassirer s’en prend avec cette vigueur et cette justesse, mais ses arguments ne porteraient pas moins contre ceux qui, de nos jours, persistent à opposer à la force du raisonnement des faits inventés ou niés, à la manière de ce président d’un grand pays qui invente la réalité et qualifie de fake news tout ce qui va contre les « évidences » qu’il assène.

Le long chapitre consacré au culte du héros dans la pensée de Carlyle pourrait valoir comme un essai indépendant. Cassirer y fait montre de toute la subtilité de sa pensée. Il ne peut évidemment se reconnaître dans un auteur qui s’en prend aux penseurs du siècle des Lumières et qui croit plus à la rhétorique de la persuasion qu’à la rigueur de la démonstration. Sans sous-estimer l’importance de la thématique du culte des héros dans l’idéologie fasciste, il insiste sur le fait que celle-ci contredit « toute la conception » que Carlyle se faisait « de l’histoire, de la culture, de la politique et de la vie sociale », laquelle est, malgré les apparences, opposée au culte de la race. On ne trouve, ajoute Cassirer, « pour ainsi dire rien de commun » entre Carlyle et Gobineau – et pourtant les fascistes ont puisé dans les formules de l’un et de l’autre.

Le fond du problème est sans doute moins dans l’origine de tels ou tels slogans que dans la confiance accordée au XXe siècle à la force magique du mythe politique. Puissions-nous n’y pas succomber de nouveau. La conclusion de Cassirer est un message d’espoir : « Un mythe est d’une certaine façon invulnérable. Il est imperméable aux arguments rationnels […]. Toutefois, la philosophie est capable de rendre de grands services. Elle peut en effet aider à faire comprendre qui est l’adversaire que l’on combat ».

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