Nous voici devant une nouvelle version, longue, avec un net parti pris littéral, du mythique Journal de l’auteur du Procès, version signée Robert Kahn, qui nous a quittés le 6 avril 2020, quelques semaines après la publication de ce travail monumental.
Franz Kafka, Journaux. Trad. de l’allemand par Robert Kahn. Nous, 842 p., 35 €
Nous avions déjà la traduction de Marthe Robert, de 1954, établie à partir de l’édition dirigée par Max Brod, puis cette même version remaniée par Claude David, publiée en 1984 dans la Pléiade. Comme le dit Robert Kahn dans sa préface : « Les “Journauxˮ ce sont, matériellement, 12 cahiers in-octavo avec une couverture en toile cirée noire, plus deux liasses de feuillets séparés, que l’écrivain lui-même considérait comme son “Journalˮ ». La datation y est assez rare et non chronologique. Le statut des textes est variable : nouvelles, début de roman, notation, commentaire, inscription du quotidien, analyse. Ce sont des cahiers d’écriture qui accueillent une relation démultipliée et inquiète à l’écriture, comme le révèle cette édition nouvelle.
« Il est irresponsable de voyager et même de vivre sans prendre de notes. Sans cela, le sentiment de l’écoulement uniforme est impossible à supporter. » C’est dit. Kafka tente de fixer ce que capte son regard et pose des questions assez risquées : « La forêt est-elle toujours là ? La forêt était à peu près là. À peine mon regard s’était-il déplacé que je la perdis ».
Nous avons l’impression que Kafka voyage dans le monde caméra au poing, posant son regard-loupe sur les détails, les « curiosités invisibles », dit-il. La fascination immédiate et sans filtre qu’exercent les Journaux sur les lecteurs émerveillés est justement la mobilité des points de vue sur les paysages, sur tout ce qui l’entoure, l’approfondissement parfois abyssal des mises en perspective. Kafka cinéaste qui tente, par des arrêts sur image, de circonscrire ce qu’il voit : « Je dresse des plans. Je regarde fixement devant moi, pour ne pas éloigner mes yeux des oculaires imaginaires du kaléidoscope imaginaire dans lequel je regarde. » (29 mai 1914. Version antérieure, de Marthe Robert : « Je fais des projets. Je regarde fixement devant moi, pour ne pas détacher les yeux des fentes imaginaires du kaléidoscope imaginaire dans lequel je regarde. »)
Notre réalité serait composée pour une très large part de phénomènes de « déjà-vu » accumulés dans la mémoire. La nuit, et sa fabrique de rêves, les réactualise, et propulserait ces « déjà-vu » dans l’avenir. À ce titre, Kafka parle de mélancolies passées, présentes, mais aussi futures. La terreur, la panique, viennent de là. La défense par la panique sera la stratégie qui sous-tend les fictions. Du Journal à la fiction, il n’y a qu’un pas, que Kafka franchit allègrement. La nouvelle traduction nous offre des compléments d’information sur Le verdict entre autres. L’inaptitude de Kafka face à la vie devient criante : « Quand j’y réfléchis, je dois dire que mon éducation m’a beaucoup nui à bien des égards. Je n’ai en effet pas été élevé n’importe où et loin de tout, comme peut-être dans une ruine perdue dans la montagne, si tel était le cas je ne saurais formuler aucun reproche. »
« Quand j’y réfléchis, je dois dire que mon éducation m’a nui à bien des égards. Ce reproche s’adresse à une foule de gens, c’est-à-dire à mes parents, à quelques membres de la famille, à certains des hôtes de notre maison, à différents écrivains, à une cuisinière en particulier, qui m’a amené à l’école durant toute une année, à un paquet de maîtres (que je dois dans mon souvenir comprimer les uns contre les autres, sinon ici ou là l’un d’eux m’échappera, mais comme je les ai tellement comprimés l’ensemble par endroits s’émiette de nouveau), à un inspecteur d’école, à des passants marchant lentement bref ce reproche fend la société comme un poignard. » (17/18 mai 1910)
Kafka est suspendu à de nombreuses attentes, qui vont de l’attente d’une lettre de Felice à l’attente d’un long dimanche censé être consacré à l’écriture, en passant par l’attente d’une… pneumonie. Le journal devient mesure du temps perdu, jamais retrouvé. Kafka a parfois recours à la consolation, à savoir que « l’impatience n’est que le passe-temps de l’attente ». Petit à petit, le temps filant à son terme, les phrases se font plus brèves, elliptiques, rageuses, laconiques aussi : « Beaucoup de malheur depuis la dernière notation. Je cours à l’abîme. Y courir n’a aucun sens et aucune utilité. » (27 mai 1915)
Constat. « Depuis des années je suis assis au grand carrefour, mais demain, parce que le nouvel empereur fait son entrée, je dois quitter ma place. Je ne me mêle de rien de ce qui se passe devant moi, à la fois par principe et par répugnance. » (3 août 1917)
Désespoir. « Si j’ai le grand désir de faire de l’athlétisme, c’est vraisemblablement comme si je souhaitais arriver au Ciel et avoir le droit d’y être tout aussi désespéré qu’ici. » (16 octobre 1921)
Bonheur, magie. « Éternel temps de l’enfance. À nouveau un appel de la vie. »
« Il est très concevable que la magnificence de la vie se trouve déjà à côté de chacun et toujours dans toute son ampleur, mais enfouie dans la profondeur, invisible, très lointaine. Mais elle y est, pas hostile, pas malveillante, pas sourde. Si on l’appelle avec le mot juste, avec le nom juste, alors elle arrive. C’est l’essence de la magie, qui ne crée pas, mais appelle. » (18 octobre 1921)
La réalité, comme on le voit dans presque chaque page de ce fastueux Journal, rejoint souvent la fiction. Derrière, la maladie est presque toujours palpable. Elle n’est pas prise comme une fatalité ni comme une ennemie mais simplement comme un fait à intérioriser pour en tirer le meilleur parti. La faiblesse associée à la maladie se transforme en puissance pour éprouver la vie parfois comme une splendeur. On ressent aussi la honte d’être un être humain, ce qui est le propre des personnes lucides, douées de raison, à l’inverse des bons vivants.
La fiction, chez Kafka, rejoint le réel, et nous permet de voir notre pauvre réalité, celle qui, depuis deux mois, nous submerge quotidiennement. Nous avons quitté l’univers virtuel pour entrer dans l’univers viral et pandémique. Ce que les images télévisuelles nous montrent ne sont plus des fictions bon marché ou des histoires qu’on se raconte mais des vérités écrasantes. Nous voyons s’ouvrir et se fermer des portes, comme dans La métamorphose. Nous sommes tous confinés, à l’image de Gregor Samsa. Les portes de nos hôpitaux surchargés de malades s’ouvrent et se ferment aussi. Le temps, à l’extérieur comme à l’intérieur, est suspendu aux attentes, suspendu au verdict d’une prétendue loi obscure dont la sentence tombe souvent comme un couperet. Les récits et le Journal de Kafka sont marqués par une élégance princière qui consiste à ajourner, tant que faire se peut, le verdict… Le soir, sur le coup de huit heures, les habitants de cette étrange planète se postent aux fenêtres pour applaudir leurs dévoués soignants. Cet hommage empreint de pudeur relève de la prière laïque. Walter Benjamin, l’un des plus grands interprètes de Kafka, disait : « Si Kafka n’a pas prié – ce que nous ignorons –, du moins possédait-il, au plus haut degré, ce que Malebranche appelle “la prière naturelle de l’âmeˮ ; la faculté d’attention. En laquelle, comme les saints dans leurs prières, il enveloppait toute créature. »