Décamérez ! La plume envolée (j33)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Trente-troisième jour de confinement : « l’heure des foules sentimentales ».

« Il avait un faible pour les oiseaux. C’est un signe auquel on reconnaît généralement les magiciens. »

(Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer)

Décamérez ! La plume envolée, ou l'heure des foules sentimentales (j33)

© Gallica/BnF

Frère Oignon était moine à Florence. Il allait faire l’aumône dans des villages reculés de Toscane ; il avait la langue bien pendue.

Il avait aussi une plume très spéciale, qu’il avait ramenée de Terre Sainte : c’était une plume de Gabriel. L’archange l’avait laissé tomber dans la chambre de la Vierge Marie quand il était venu lui annoncer qu’elle concevrait et enfanterait le Sauveur du monde. Une plume très-précieuse, donc.

Frère Oignon la conservait précieusement dans une boîte, qui l’accompagnait dans ses déplacements.

Un jour, sur le parvis d’une église, il harangua la foule : il parlait de sa relique et promettait de la montrer aux fidèles à la sortie de la messe du dimanche. « Venez nombreux, demain, pour le vol de l’archange. »

Jean de la Braconnière et Blaise Pissin faisaient partie des auditeurs, ce jour-là. Ils connaissaient bien frère Oignon et ses histoires. Ils complotèrent, pour subtiliser la plume dans le sac du religieux pendant son repas du soir : l’un devait détourner l’attention de l’intéressé, pendant que l’autre se faufilait dans sa chambre à l’hôtel et lui volait sa boîte.

Sans plume, allait-il être inspiré ?

Il fallait contourner un obstacle de taille : l’assistant de frère Oignon, Guccio Baléna – Guccio Balourd, ou Guccio Cochon : un numéro. Il avait le corps et l’esprit d’un grotesque grimpant sur un feuillet de livre. Il avait neuf défauts dans des proportions si énormes qu’un seul, disait-on, aurait suffi pour assombrir toutes les qualités de Sénèque ou de Salomon. Frère Oignon était intarissable sur son compte !

Guccio aussi avait la langue bien pendue.

Les deux complices l’avaient à l’œil. Il surveillait les bagages de son maître. Ils profitèrent d’une escapade improvisée dans les cuisines : pendant que son maître mangeait, Guccio alla – en haillons – faire un tour en cuisine, et une cour appuyée à la cuisinière.

L’occasion rêvée ! Braconnière s’introduisit dans la chambre du moine.

La besace était là. Il y trouva une boîte, enveloppée dans plusieurs couches de taffetas. Dans la boîte, une plume. Elle ressemblait à celle d’un perroquet vert – pour qui savait que les perroquets existaient quelque part, et connaissait le nom et l’animal.

Il vola la plume – et remplit la boîte vide de charbons froids glanés dans la cheminée. Le tout fut remballé sous les couches de taffetas, et remis dans le sac.

Ni vu ni connu.

Dimanche matin, à la fin de la messe, Guccio et frère Oignon sonnaient leurs clochettes sur le parvis.

Devant la foule, le moine se mit à faire l’article sur les reliques : sur le respect qui leur était dû, sur leur translation, leurs vertus. Puis, solennellement, il fit allumer deux cierges. Il baissa sa capuche, sortit délicatement la boîte de son manteau de tissus, et l’ouvrit avec beaucoup de précaution en chantant des formules litaniques.

« Oh ! Gabriel ! Gabriel, oh oh oh ! » Guccio accompagnait de grimaces expressives la litanie du maître.

Il souleva le couvercle – et fronça le sourcil. Il se mit à lever les yeux et les mains vers le ciel.

« Bénie soit, ô Seigneur, Ta puissance, et que Ta volonté soit faite en tous temps, en tous lieux. »

Il referma la boîte d’un coup sec et regarda la foule.

Décamérez ! La plume envolée, ou l'heure des foules sentimentales (j33)

« La Madone au chanoine Van der Paele » (détail), de Jan Van Eyck (1436)

« Mesdames et messieurs, j’étais encore jeune quand je fus envoyé chez les Orientaux. Ma mission : faire des découvertes avantageuses pour notre pays, et pour les disciples de saint Antoine. De Venise, je suis passé par la Grèce, j’ai traversé le royaume de Garbe et de Bolduc, puis je suis passé par Parion – épuisé, comme vous l’imaginez – et de là en Sardaigne. »

Mais il ne voulait pas les retenir avec le détail de son itinéraire.

« Quand j’eus franchi le Détroit de Saint-Georges, traversé la Bouffie et la Truffie, pays surpeuplés, et atteint la Brousse, où l’on habille les cochons avec leurs propres boyaux, blablablablabla, la Bacchusie (…) l’Inde pastenade (…), je croisai sur mon chemin blablablablabla le patriarche de Jérusalem. » Il prononça la fin de la phrase plus lentement et plus bas.

« Par amour pour saint Antoine, le patriarche me fit une faveur extraordinaire : mesdames, messieurs, il me montra, une à une, toutes les reliques qu’il transportait et dont il était le gardien illustre. »

Il y en avait une quantité phénoménale. Impossible de toutes les énumérer.

un doigt du Saint-Esprit
un ongle de Chérubin
le museau du séraphin qui était apparu à saint François
une des côtes du Verbum caro
la mâchoire de Lazare, le ressuscité
une fiole pleine de la sueur de saint Michel
plusieurs lambeaux des vêtements de la sainte foi catholique
quelques rayons de l’étoile des mages, encapsulés

« J’avais sur moi des reliques en double. Nous avons pu faire des échanges. Il me donna une dent de la sainte Croix, une bouteille de son de cloches (celles du magnifique temple de Salomon), la plume de Gabriel, mesdames, messieurs, et surtout, des charbons du gril du malheureux bienheureux saint Laurent. » (fortissimo).

« Cette boîte là n’est pas celle de la plume : elle contient les charbons. »

Il n’y a pas de hasard. Dieu prévoyait pour bientôt la Saint-Laurent, c’est Lui qui l’avait poussé au lapsus. Il avait téléguidé la substitution des boîtes dans le sac pour rappeler à chacun le calendrier. Dieu, Tout Puissant.

« Célébrez dignement ce saint martyr en août, et découvrez-vous maintenant, mesdames messieurs, pour venir contempler la très-précieuse relique. Des charbons, mesdames messieurs, en forme de croix. » (il appuyait sur les substantifs).

« Quiconque sera marqué par eux ne sera pas surpris par le feu cette année, à moins qu’il ne le sente. Approchez, approchez ! »

Cantique improvisé à la gloire de Laurent (pianissimo).

Les gens faisaient la queue : frère Oignon marquait les toiles blanches des hommes et les voiles des femmes et distribuait les signes de croix. La scène dura un moment. Il prenait les gens dans ses bras pour les embrasser, un à un.

Les charbons s’usaient dans ses doigts, mais ils reprenaient simultanément consistance, disait frère Oignon, à l’intérieur de la boîte. Miraculeusement.

Il s’arrêta : il avait une autre mission. Il referma la boîte, l’enveloppa délicatement et la rangea dans son sac. C’était fini pour aujourd’hui.

Après le repas de midi, il retrouva une plume verte dans le fond de son sac. Miraculeusement.

Il avait retrouvé son fragment de paradis perdu.


En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.