Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Trente-quatrième jour de confinement : « bas les masques ».
« humanité, qui es-tu pour me manquer à ce point
qui suis-je, pour que tu me fasses à ce point défaut »
(Dominique Fourcade, « en laisse »)
À Venise, un tartuffe prit l’habit de cordelier sous le nom de frère Albert d’Imola : il voulait se mettre à l’abri de la misère et satisfaire ses pulsions en toute tranquillité.
Il fit d’abord tout ce qu’il fallait pour faire connaître sa grande dévotion et son humilité : jeûnes affichés, étude assidue des textes sacrés, prières, prêches en chaire – trémolos dans la voix. Parfois, il pleurait à chaudes larmes. Du déguisement, il avait un art consommé. Rien ne l’arrêtait.
Comme il avait de l’esprit et de l’ambition, qui en donne à ceux qui n’en ont pas, toutes les dévotes voulaient l’avoir pour directeur de conscience. On l’appelait au chevet des morts, il était l’exécuteur testamentaire préféré de tous les Vénitiens. Son prestige surpassait la sainteté de saint François.
Un jour, une certaine Lisette de Caquirin, esprit faible, fier et niais, fit appel à lui pour sa confession. Elle était mariée à un riche négociant qui exportait en Flandres. Il était rarement là.
Le moine écouta la kyrielle des péchés. « Avez-vous, madame, un amant ? » Elle s’offusqua : était-il aveugle ? Sa beauté était bien trop céleste pour être vulgarisée. « Mes charmes sont extraordinaires, je les réserve à ceux qui sont à la hauteur. » Comme elle était divine, nul n’avait grâce à ses yeux.
Le confesseur vit bien vite que sa pénitente était effectivement plutôt jolie, et tout à fait idiote. C’était ce qu’il lui fallait. Il lui fit un sermon sur la vanité et l’amour propre. Elle lui rétorqua qu’il ne savait pas distinguer le céleste et le terrestre, le traita d’imbécile et le chassa, furieuse, de son appartement.
Quelques jours plus tard, il frappait à la porte du palais. Elle ouvrit. Il se jeta à ses pieds, à genoux : « Pardonnez, madame, mon aveuglement. J’ai passé le soir qui suivit votre confession en prières et en pénitence. Dieu m’a sévèrement puni. »
Que s’était-il passé ?
« Je priais, comme tous les soirs, dans ma cellule. Tout à coup, une grande lumière apparut. Je n’eus pas le temps de tourner la tête : un beau jeune homme s’est jeté sur moi et m’a roué de coups. Terrassé sous son pied sublime, je lui demandais en tremblant son nom.
– Je suis Gabriel. Dieu se venge : tu as osé mépriser la beauté céleste de Lisette de Caquirin.
C’était, me dit-il, la créature qu’il aimait le plus au monde, après Dieu. Il me pardonnerait, à condition que je retourne chez cette dame pour lui présenter mes excuses.
– Débrouille-toi. Et si elle refuse, je reviendrai te tabasser. Toute ta vie, tu t’en souviendras.
Je vous en conjure, madame, pardonnez-moi ! »
Lisette, triomphale : « Je vous avais prévenu, mon père ! Je vous pardonne, cependant – à condition que vous me répétiez à la lettre ce que l’ange vous a dit.
– Promettez-moi avant de ne rien répéter à personne. C’est un secret céleste. »
Il pouvait compter sur sa discrétion. Frère Albert lui dit qu’elle était la plus heureuse des femmes.
« L’ange Gabriel vous aime passionnément. S’il n’avait pas craint de vous déplaire, ou plutôt de vous effrayer, il serait déjà venu passer la nuit avec vous. »
Lisette n’avait qu’à lui dire le lieu et l’heure, l’archange viendrait la tenir dans ses bras célestes. Comme c’était un ange, il devait seulement s’incarner pour pouvoir la toucher – il prendrait forme humaine, pour son plaisir.
« Dites simplement : où, et sous la forme de qui ? »
Lisette répondit simplement qu’elle était ravie, elle adorait depuis longtemps l’archange – elle ne manquait jamais de faire brûler des cierges en son nom : elle était toute à lui.
« Qu’il vienne quand il voudra, sous la forme qui lui conviendra, du moment qu’elle n’est pas repoussante. »
Ce serait pour ce soir. Frère Albert négocia : qu’elle lui fasse la grâce de l’accepter pour intermédiaire corporel. Un don céleste, car pendant que l’ange serait dans son corps avec elle, son âme à lui serait envoyée en séjour temporaire au Paradis. « Nous serons comblés, l’un et l’autre ! Gratifiés, pour nos divines vertus. » À l’instant de partir, il rajouta : « N’oubliez pas, ce soir, d’ouvrir la porte du palais. »
L’archange humanisé marchait comme un humain – il passait par les portes.
La nuit tomba. Albert, tout de blanc vêtu, se glissa dans la demeure. Il monta dans la chambre de la dame. Toute émue, elle se mit aussitôt à genoux devant lui. Il la releva d’un geste solennel et lui montra le lit. Humblement, elle s’exécuta.
L’archange la fit monter au ciel. A l’aurore, il disparut comme il était venu.
Le lendemain, Lisette alla trouver son confesseur. C’était, en contrepoint à deux voix, des mélismes sur une seule phrase mélodique : « joie céleste ». Le tout entrecoupé de détails intimes, des preuves de l’angélique apparition, du Paradis : « Regardez sous votre sein gauche, mon père : vous y verrez une marque qui ne s’effacera pas de si tôt ! »
Les visites de l’ange se répétèrent. Le Paradis était facile d’accès, pour qui était dans le secret. Et le secret serait resté longtemps scellé, sans la vanité de Lisette.
Une conversation avec une voisine fut un jour consacré à la beauté comparée des Vénitiennes. Lisette voulut avoir le dernier mot : « Si vous saviez à qui j’ai l’honneur de plaire, vous ne vous aviseriez pas de de me comparer à une autre ! » Elle était visitée. Au Paradis – le savait-elle ? – on faisait l’amour aussi. Mais l’archange Gabriel n’avait pas trouvé de femme au ciel dont la beauté lui plut autant que la sienne. Était-ce clair, maintenant ? Avait-elle compris l’impossible comparaison ?
La voisine la quitta sans broncher. Elle alla raconter partout les amours angéliques de la stupide Lisette. En quelques jours, tout Venise savait que l’archange Gabriel rôdait le soir, sur le Grand Canal. Lisette était la seule à ne pas être dans la confidence ; on se moquait d’elle.
Une nuit, un incident interrompit les ébats célestes : à la porte de la chambre, les frères de Lisette tentaient de faire sauter le verrou pour surprendre l’inconnu qui ridiculisait leur maison. L’archange n’eut d’autre solution que de sauter par la fenêtre : il s’envola, en tenue d’Adam.
Il tomba dans l’eau du canal. A la nage, il regagna l’autre rive. Nu comme il était, il trouva refuge chez un matelot qui habitait là. Le moine rescapé implora sa pitié en le baratinant.
Mais au matin, le batelier entendit au marché l’histoire de l’amant de Lisette de Cariquin, qui avait réussi à s’évader dans le Grand Canal, et courait toujours. Lisette s’obstinait à prétendre qu’elle était visitée par l’archange Gabriel !
Le batelier comprit qui était son réfugié. De retour chez lui, il le mit en garde : des sentinelles étaient postées devant chaque maison du quartier. Pour le conduire en lieu sûr sans qu’il soit démasqué, il lui proposa de profiter de la fête de l’ours, le jour même, sur la place.
Pour fêter le dégel, on allait à Saint-Marc, déguisé – en sauvage ou en ours.
Il lui badigeonna tout le corps de miel, le couvrit de plumes, lui attacha un masque sur le visage et lui passa une chaîne au cou. Il lui fit tenir une laisse, à laquelle était attachés deux gros chiens de bouchers.
Le convoi sortit dans la rue et remonta le Grand Canal.
Sur la place Saint-Marc, le matelot attacha son sauvage à un pilier, en hauteur, et lui demanda d’attendre : la chasse à l’ours. Il fallait patienter.
Le moine mielleux fut la proie des insectes. La chaleur, sous les plumes, était un supplice. Pendant des heures, il resta coincé.
Quand la place fut noire de monde, le matelot dénonça son sauvage en arrachant le masque : il avait capturé le démon qui se faisait passer pour un ange dans la chambre des dames.
La fin n’est pas bien drôle : frère Albert fut passé à tabac par la foule et mis sous les verrous, sans doute pour le restant de ses jours.
On était loin du Paradis terrestre.