Ce qui nous arrive
L’époque aiguise certaines lectures. Deux romans récents en témoignent. Dans Après le monde, Antoinette Rychner imagine l’effondrement progressif de nos sociétés. Nos corps érodés de Valérie Cibot, paru la semaine précédant le début du confinement, se déroule sur une île où l’urbanisation excessive a fragilisé le littoral. Aucun de ces deux ouvrages ne traite d’une épidémie, et pourtant, par le récit, romanesque ou poétique, l’un et l’autre stigmatisent les comportements propres à amplifier les crises et, en creux, nous donnent à voir ceux qui les atténuent et permettent d’en sortir.
Antoinette Rychner, Après le monde. Buchet-Chastel, 288 p., 18 €
Valérie Cibot, Nos corps érodés. Inculte, 144 p., 14,90 €
Le premier chapitre d’Après le monde s’intitule « Chant pour se souvenir ». De quoi ? De nous, de notre vie actuelle, celle que nous avons encore sans savoir ce qu’il en sera demain. Une vie de citoyen d’un pays développé, bénéficiant d’un niveau socio-économique plutôt élevé. Cette vie, les personnages du roman d’Antoinette Rychner l’ont tous perdue, non à la suite d’un virus, mais à cause d’un cyclone un peu plus fort que les autres, en Californie. Le typhon a fait de tels dégâts que les marchés anticipent une faillite des compagnies d’assurance, les bourses dévissent. Cette crise rappelait celle de 2008, soulignent les narratrices, mais depuis l’économie ne s’était pas assainie, seulement mondialisée, complexifiée, opacifiée. Le dollar chute, avec à sa suite les autres monnaies. Le commerce s’écroule, et avec lui les approvisionnements, la confiance, les États, comme un jeu de dominos.
Antoinette Rychner reprend les thèmes post-apocalyptiques habituels, mais elle le fait avec calme et clarté, posément. Elle insiste sur des processus, sur des enchaînements, plutôt que sur une catastrophe brutale, inouïe, qui nous plongerait dans un maelstrom chaotique. Ses personnages dévidant a posteriori l’écheveau fatal, le lecteur peut le méditer, se dire « si seulement… ».
Après le monde est un vrai roman, on y suit des personnages, représentées dans leurs émotions et leur réflexion intimes. « Représentées », car Antoinette Rychner a choisi de mettre l’accent sur les figures féminines. Envisagés uniquement de l’extérieur, les hommes restent à l’arrière-plan. Barbara et Christelle ont décidé d’écrire à deux et de chanter l’épopée du monde disparu et de celui qui lui a succédé. On en lit certaines parties – les chapitres intitulés « Chant… » – où le pluriel indifférencié est devenu féminin, choix assumé de Christelle et Barbara, repris par certains personnages masculins auditeurs de leur récit : « nous avons été dispersées au jet d’eau, défaites à la matraque, conduites en prison ». La narration est donc véritablement chorale puisque certains chapitres sont issus de l’œuvre collective de deux femmes et que les autres adoptent le point de vue d’une personnage à chaque fois différente.
Comme dans Station Eleven d’Emily St. John Mandel, roman avec lequel il partage beaucoup de qualités, Après le monde s’attarde davantage sur la société stabilisée quelques années après l’effondrement que sur l’effondrement lui-même. Les conséquences en sont pourtant envisagées de manière réaliste : violences, extrémisme, racisme, oppression, maladies, mortalité infantile, faute de matériel et de technologie. Ce dernier point nous ramène évidemment à notre monde présent, en nous donnant à voir, dans des scènes dures, une société dépourvue d’un système de santé efficace. De quoi nous rappeler le mouvement des personnels hospitaliers qui, jusqu’à la pandémie, ont pendant plus d’un an dénoncé la réduction des moyens d’un hôpital à bout de souffle. De quoi nous faire prendre conscience que la pénurie de masques et de tests n’est pas un hasard. Qu’elle est le résultat d’une politique, d’une vision de la société, à l’égard de laquelle il appartient à chacun de se déterminer.
Après le monde aborde aussi la question politique. L’effondrement a provoqué un recul technologique mais, après un temps de chaos, les êtres humains se sont organisés. Des communautés se sont construites. On en visite plusieurs, au gré des déplacements des personnages. Elles reposent sur l’égalité, le partage des tâches, la démocratie directe. Représentées sans angélisme ni discours théorique, on y devine mis en pratique l’autogestion et le communalisme libertaire. Cependant, face à des dérèglements irrémédiables de la nature, les bonnes volontés, un système plus humain et plus juste, ne suffisent pas. Si les récoltes sont perdues, on ne peut accueillir de nouveaux membres.
L’héroïne de Nos corps érodés, quant à elle, revient sur l’île de son enfance. Géologue, elle veut la « sauver », persuader les habitants que l’érosion, provoquée par des carrières dédiées aux constructions, est inéluctable. Plus rien ne les protégeant de la prochaine tempête, elle propose de déplacer les villages vers l’intérieur des terres. Oiseau de mauvais augure, messagère de malheur, ennemie du tourisme et du commerce, elle ne rencontre que déni et hostilité.
Dans ce roman poétique, son corps devient l’île. S’y jouent le destin des matières, la question de la porosité, celle de la peur, de la lâcheté aussi. Les mises en garde contre l’aveuglement se succèdent, de plus en plus insistantes à mesure que monte l’angoisse, comme l’évocation de « cette folie humaine que la science, la technologie ou même les bons sentiments peuvent tout arranger ». Cette primauté du matérialisme, et la forme de couardise qui l’accompagne, s’incarnent dans les blockhaus qui parsèment l’île, vestiges du mur de l’Atlantique. Autrefois, les habitants, conquis par des salaires élevés, ont aidé à les construire. Mona, l’héroïne, sera enfermée et violentée dans l’un d’eux, mais il sera aussi l’espace de l’affirmation de sa force, de sa victoire. Aussi massifs que dépourvus de fondations, ces blockhaus sont voués à céder, à être sapés et engloutis par la vague.
Nos corps érodés et Après le monde nous offrent de saisissantes métaphores de ce que nous vivons aujourd’hui. Jean-Paul Engélibert l’a bien montré dans Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse : loin de vouloir désespérer leurs lecteurs, les romans post-apocalyptiques cherchent à prévenir contre le présent, à préserver l’avenir, l’après. La troisième et dernière partie de Nos corps érodés s’intitule d’ailleurs « Après la vague ». Ces deux romans montrent ce qui se passe quand on atermoie, quand on prend la voie d’un apparent pragmatisme économique qui n’est qu’égoïsme, faiblesse et courte vue : la crise qu’on prétendait éviter se produit de toute façon, avec d’autant plus de force. Malheureusement, la réalité donne ici raison à la littérature.
« Après », il sera trop tard. Faire ses courses à vélo au magasin bio et applaudir les soignants ne suffira pas. Il faudra changer de mode de vie, nous disent – fiction et actualité se rencontrant – Antoinette Rychner et Valérie Cibot, il faudra tirer les conséquences d’un échec politique patent.