Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Trente-sixième jour de confinement : « mélange surprenant de saisons ».
« Ah, nini, i soj’ cu’l cour
Ta un blanc borc furlan »
« Ah, petit, je suis de tout mon cœur
Dans un bourg blanc du Frioul »
(Pier Paolo Pasolini, Romancerillo. Trad. : M. Valensi)
Beauté du paysage frioulan : les montagnes qui l’entourent, les fleuves qui le traversent, les fontaines qui l’arrosent. Mais les hivers sont rudes.
Dianore habitait Udine. Un certain Anselme Grandesse était tombé amoureux d’elle – éperdument, obstinément. Dianore ne partageait pas sa passion ; elle était mariée, plutôt satisfaite de son sort, et ne savait que faire pour se débarrasser des empressements de cet importun.
Elle eut une drôle d’idée.
Elle lui imposa une épreuve, une épreuve impossible : Anselme devait créer en bordure de la ville un jardin en plein hiver – il serait rempli de verdure, de bosquets d’arbres couverts de feuilles, de fleurs : le printemps au cœur de l’hiver. Une invitation au voyage.
En cas d’échec, il ne la reverrait jamais.
Anselme aimait les défis, et les jeux. Il aimait Dianore : l’issue était plus qu’étroite, mais elle était visible, soudain. Une lueur filtrant tout à coup de l’obscurité. Il décida de tenter sa chance. Quoiqu’il en coûte.
Sait-on jamais.
Il consacra le plus clair de son temps à cette lubie. Il fit appel à tous les paysagistes du monde. Vainement – pas un seul ne pouvait relever le défi. Le printemps fila, l’été.
À l’automne, il fit une étrange rencontre : un magicien. Celui-ci, stoïque, lui promit un jardin somptueux entre Noël et le Jour de l’an. Anselme s’engagea rubis sur l’ongle, et attendit les fêtes de fin d’année avec l’impatience de l’amour.
La campagne se couvrit de neige et de givre, le sol gelait. La nuit qui suivit les fêtes, le magicien se rendit dans un pré à quelques pas de la ville. Litanies secrètes, formules, baguette : dans ce carré de nature, il fit surgir les quatre saisons – fleurs de printemps, arbres et bosquets d’été, fruits d’automne, sur fond de neige et de givre. Par magie.
Anselme était fasciné. Il fit envoyer à Dianore une corbeille : fleurs et fruits, un échantillon des saisons. Elle rassemblait les trois temps qui précèdent l’éternité : passé, présent, futur – un rappel de la promesse, un cadeau, une requête.
Dianore déchiffra sans peine le message – embarrassée.
Avec des amies, elle alla le lendemain visiter le jardin, par curiosité. Elle parcourut les allées, s’arrêta sous les arbres, contempla les fleurs, les fontaines : le miracle était là, sous ses yeux. Sur le chemin du retour, elle était accablée de tristesse, songeant à ce à quoi ce jardin l’obligeait.
Comment se dérober à sa folle promesse ?
Elle prit encore une résolution insensée – elle décida de tout dire à son mari : les assiduités de cet homme passionné, le stupide défi qu’elle avait lancé, son calendrier. Et la présence, depuis la veille, d’un jardin merveilleux, aux portes de la ville. Elle était prise au piège, elle ne savait que faire.
« 1. C’est par l’oreille, ma chère, qu’on arrive jusqu’au cœur. 2. L’amour a raison de tout. » Elle avait donc commis deux fautes : 1. écouter les paroles d’un homme amoureux, 2. prendre des engagements avec lui.
Puis il eut une réaction inattendue : puisque sa femme s’était engagée à se donner à un homme en échange d’un jardin, elle devait honorer sa promesse. Elle était libre – ou plutôt contrainte – de tenir parole.
« Va donc trouver ton amoureux transi. Que le corps cède, mais que la volonté résiste. »
Dianore pleurait : elle ne voulait pas de l’autorisation qu’il lui donnait ! (D’ailleurs, entre nous, pour prendre un amant, a-t-on besoin d’un sauf-conduit de mari ?)
Le lendemain, au lever du jour, elle s’habilla pour sortir, la mort dans l’âme. Elle se rendit chez Anselme, et maudissait tout : son imagination, le réel, le réalisme magique, cette porte, à laquelle elle était venue frapper.
Anselme accueillit sa visiteuse avec une surprise et une joie réelles. Il triomphait : que lui valait ce déplacement ? Le magicien, qui était encore là, assistait à l’échange.
« Ce n’est pas l’amour qui m’amène ici, lui dit-elle les larmes aux yeux ; ce n’est pas non plus la promesse que je vous ai jurée. Je viens satisfaire mon mari, qui est plus sensible aux soins et aux fatigues de votre amour qu’à mes propres désirs. Je suis chez vous par son ordre. Voilà tout. »
Si la visite de Dianore étonnait Anselme, sa réponse le surprit encore davantage. Une conversion surprenante s’opéra alors instantanément en lui : plus que la grâce de la femme qu’il avait sous les yeux, il admira la position du mari, son abnégation, sa « générosité ». Mu par un soudain respect pour cet homme qui lui était auparavant indifférent, il renonça sur le champ à ses prétentions sur Dianore.
« Vous pouvez jouir à votre gré, madame, de ma demeure. Je ne vous toucherai pas, je ne vous importunerai plus. » Il la raccompagna.
Ce fut le début d’une amitié étroite, qui dura toute la vie.
Le magicien, touché à son tour par ce qu’il venait d’entendre, refusa énergiquement son salaire et partit comme il était venu. En quelques jours, le jardin avait disparu.
Restait – page résolument blanche – la neige.