Contre l’autorité

L’étonnant petit livre du grand sinologue suisse Jean François Billeter, Pourquoi l’Europe, est divisé en deux parties égales. Dans la première se trouve résumée, avec une clarté exemplaire, l’histoire de la Chine depuis 1050 avant Jésus-Christ, date de la fondation de la dynastie des Zhou, qui succédait à celle des Shang après une victoire militaire et inaugurait en Chine du Nord la monarchie, jusqu’à la république aujourd’hui dirigée par Xi Jinping. La seconde, beaucoup plus spéculative, propose d’abord une analyse du modèle de société qui s’est imposé en Europe et dont l’origine remonte à la fois à l’invention de la démocratie par les Grecs et à l’enseignement du Christ.


Jean François Billeter, Pourquoi l’Europe. Réflexions d’un sinologue. Allia, 138 p., 8,50 €


Jean François Billeter confronte ensuite ce modèle à celui qu’offre la Chine actuelle. De cette confrontation ressort l’évidence d’une incompatibilité totale entre Chine et Europe du point de vue de l’organisation et du maintien d’une société viable, les deux systèmes, inconciliables, s’affrontant déjà en un conflit larvé que le plus faible des adversaires (l’Europe) court le plus grand risque de perdre.

En tentant de résumer ainsi un texte en forme de libelle philosophique, qui lui-même condense des décennies d’étude et de réflexion (je pense au Dictionnaire philosophique portatif de Voltaire mettant au net les engagements militants de toute une vie), j’ai bien conscience de renforcer les angles vifs d’une démonstration nuancée et subtile. Mais je ne pense pas brutaliser la pensée de l’auteur. Un libelle a par définition une dimension pamphlétaire, et celle-ci n’est pas absente d’un ouvrage qui livre de la Chine une image d’autant plus violente, voire négative, pour un esprit occidental, qu’elle laisse subsister, dans ses marges, le fantôme d’une autre Chine, celle qui aurait pu émerger en différentes occasions historiques. Hélas ! la pesanteur de la tradition l’a étouffée. Une Chine qui aurait peut-être vu naître la notion de sujet, au sens d’une conscience humaine autonome et libre, et non à l’autre sens du mot, celui de soumission à une autorité dite intrinsèquement supérieure.

Jean-François Billeter, Pourquoi l’Europe. Réflexions d’un sinologue

Inscriptions sur des tambours en pierre, dynastie Ming (1368–1644), XVIIe siècle © CC/Metropolitan Museum of Art

Car, bien entendu, il a de tout temps existé des individus qui en Chine aspiraient à la liberté et même essayaient de la vivre, à leurs risques (terribles) et périls (nombreux). Ou bien ils se révoltaient contre l’Empire et ses soutiens du côté de la réalité politique ou de l’endoctrinement moral (mandarinat, confucianisme, taoïsme, même combat obscurantiste : tous soucieux seulement de l’État, tous cramponnés au manche). Ou bien ils se retiraient, ou tentaient de le faire, aussi loin que possible du pouvoir et de sa police secrète.

Bien plus, cette dissidence a failli réussir au XIXe siècle quand les Taiping (1850-1864) auraient peut-être pu ouvrir la Chine au reste du monde, ce que les Japonais ont réussi magistralement avec leur révolution de Meiji. Et cette même Chine anti-impérialiste a resurgi bien plus forte au XXe siècle, portée par la jeunesse du « Mouvement du 4 mai 1919 », « le camp progressiste », comme dit Jean François Billeter, dont le slogan était « Science et démocratie ».

Mais enfin, dans un pays dont la langue ne contient aucun mot pour la notion de liberté, ces velléités d’installer en Chine quelque chose qui ressemblerait à l’Europe ont échoué, sauf partiellement à Hong Kong, et plus solidement à Taïwan après que l’île se fut débarrassée de la dictature de Tchang Kaï-chek.

Pourquoi ce destin tragique ? Le livre en fournit l’explication d’une manière précise et que, pour ma part, je considère comme absolument convaincante. Il s’agit en bref d’une malchance historique, revers des atouts de la Chine ancienne : une unité territoriale (conquise à coups de conflits armés), ethnique et linguistique (les peuples des confins ont été traités en subalternes, jamais vraiment intégrés à l’Empire, sauf à en adopter complètement les coutumes autocratiques, comme la dynastie mongole aux XIIIe-XIVe siècles, et surtout la durable dynastie mandchoue (1644-1911), remarquable par son conformisme et son immobilisme). Toutes les dynasties successives ont pris le pouvoir à la suite d’une guerre impitoyable intérieure à la Chine, les vaincus ayant été écrasés, à la suite de quoi les nouveaux empereurs n’ont rien créé de neuf, endossant sans rien y changer le totalitarisme de leurs prédécesseurs.

Car il s’agit bien d’un totalitarisme, d’un empire totalitaire né et réinauguré chaque fois à partir du résultat de boucheries intestines, et fondé dès le début sur la séparation de la société en deux blocs, les puissants inconditionnels et les soumis conditionnés, selon l’effrayant schéma familial de l’obéissance du fils au père, de la femme au mari, de la génération d’après à celle qui la précède. Dans Un barbare en Asie, Henri Michaux cite la formule lapidaire de Lao-Tseu, adressée au Fils du Ciel : « Gouverne l’Empire comme on fait cuire un petit poisson. »

Jean-François Billeter, Pourquoi l’Europe. Réflexions d’un sinologue

Inscriptions sur des tambours en pierre, dynastie Ming (1368–1644), XVIIe siècle © CC/Metropolitan Museum of Art

Tudieu ! Tout est dit : le petit poisson, c’est le peuple, maintenu en enfance. En le passant délicatement (avec bienveillance) à la poêle comme le carpillon de La Fontaine, il deviendra comestible. La recette est gardée secrète (tout est espionnage, renseignement, délation dans l’empire du Milieu, pour le bien de tous naturellement, pour assurer la paix). Et comme le souverain est plein de mansuétude, le petit poisson ne sera pas bouffé tout cru.

Tel était l’empire du premier empereur, excellent homme qui fit enterrer vivants quelques milliers de ses sujets pour leur apprendre à vivre en conformité avec l’organisation que les « légalistes » chinois auraient à charge plus tard de codifier. Tel il est resté sous Xi Jinping, c’est du moins ce qu’affirme Jean François Billeter, qui fait ensuite, en s’appuyant, entre autres textes, sur ceux de son compatriote le musicien Ernest Ansermet (chapitre surprenant au premier abord, mais bien vite passionnant) et sur la philosophie de Spinoza (ce qui corrige l’impression hâtive que j’avais eue de la dilection de l’auteur pour les racines chrétiennes de l’Europe), un éloge global du modèle européen auquel j’avoue sans ambages souscrire d’enthousiasme.

Comment en effet céder au relativisme, dont Jean François Billeter souligne les insidieux méfaits intellectuels, en comparant la réussite économique chinoise à nos misérables circonlocutions d’après Brexit ? L’homme est le même en tout lieu, il va de soi, mais non pas la société façonnée ici par l’impérialisme, là par les droits de l’homme, quelque maltraités qu’ils puissent être en Europe. Et certaines sociétés sont préférables à d’autres, il faut oser le dire.

Quant à savoir si les « réflexions d’un sinologue » que présente cet opuscule fondamentalement précieux en ces temps déboussolés ouvrent – comme semble le penser l’auteur, qui est optimiste – des perspectives sinon radieuses du moins acceptables en ce qui concerne notre chère singularité européenne qui prend l’eau de toutes parts, c’est une question qui paraît aujourd’hui aussi justement préoccupante (la seule question politique intéressante, à vrai dire) que difficile à distinguer d’une purée de pois.

Tous les articles du n° 103 d’En attendant Nadeau