Ce qui nous arrive
Tous ceux qui ont l’habitude, en matière de gastronomie livresque, de se régaler de millefeuilles, c’est-à-dire de pratiquer une lecture faisant alterner, au gré de la fourchette, des ouvrages très divers, doivent être particulièrement friands de livres qui, sous une couverture unique, offrent un pot-pourri de genres habituellement distincts. Ceux-là – et beaucoup d’autres – seront comblés par Le tube à essais de Jean-Marc Lévy-Leblond.
Jean-Marc Lévy-Leblond, Le tube à essais. Effervesciences. Seuil, coll. « Science ouverte », 304 p., 23 €
Ils y trouveront une vulgarisation scientifique – centrée sur la physique mais avançant avec une extrême liberté, « à sauts et à gambades » comme la prose de Montaigne – de problèmes difficiles, devenus accessibles sous la plume du directeur de la collection « Science ouverte » aux éditions du Seuil. Ils pourront lire des sortes de contes pour adultes sages, voire des récits d’anticipation où Jean-Marc Lévy-Leblond nous amuse en s’amusant et aborde néanmoins des questions cruciales.
Tout est sérieux en effet dans cette suite effervescente de textes qui regroupent des tentatives réussies d’éclaircissement de points restés obscurs dans l’histoire récente de la physique (par exemple, la disparition d’Ettore Majorana, éminent spécialiste italien du nucléaire, en mars 1938) et des essais portant sur certaines notions un peu trop vite considérées comme comprises (celle de vitesse notamment).
Jean-Marc Lévy-Leblond n’est pas un physicien comme les autres. Sa culture littéraire et surtout philosophique lui permet de s’évader heureusement hors de toute démarche académique et de reprendre, de plus loin et de plus haut, souvent sur un mode ludique, l’exposé de ce qui, pour le profane, demeure fondamentalement opaque dans les acquis toujours provisoires de la physique contemporaine, qu’il s’agisse des paradoxes apparents de la relativité einsteinienne (cas de la vitesse) ou, plus malaisées à éclairer encore, des interprétations quantiques de la fameuse expérience mentale du chat de Schrödinger (passage entre tous jubilatoire, pages 79 à 103).
L’art de rendre, sinon limpide, du moins aussi clair qu’il se peut pour la raison commune, des affaires aussi embrouillées que les rapports entre Einstein et Bergson, ou que la lecture, dans l’ensemble erronée, de la mécanique quantique par Simone Weil, assurément c’est du grand art. Mais allez-y voir vous-mêmes, c’est un délicieux exercice de gymnastique intellectuelle et je vous garantis qu’en cette pénible période d’enfermement vous ne vous ennuierez pas une seconde.
D’autres morceaux sont délectables, dont, pour les amateurs de poésie classique et de latinité, le remarquable article « Les atomes de Lucrèce, vingt siècles après », et justement parce que, portant non sur le lyrisme du poète mais sur les raisonnements scientifiques du vulgarisateur d’Épicure et de Démocrite, il revisite magistralement la validité actuelle de l’atomisme lucrétien, c’est-à-dire permet enfin d’expliciter des vers auxquels nos professeurs se gardaient bien de toucher et qui, lorsque s’y risquait notre curiosité potachique, nous paraissaient, au pire abscons, au mieux d’une beauté plus impénétrable que le plus outrenoir des Soulages.
Or c’est précisément sur un exemple comme celui de la critique de Lucrèce qu’on mesure ce qui est le véritable enjeu des fantaisies de Jean-Marc Lévy-Leblond dans son livre. Loin de se contenter de ce qui est normalement la tâche des vulgarisateurs les plus brillants (rendre visibles les parties mal comprises de la discipline scientifique qui est la leur – tâche qui est déjà délicate et méritoire), il entend nous faire réfléchir à la situation précise de la « culture scientifique » aujourd’hui en France.
Le résultat de sa propre réflexion sur ce thème est, comme on dit avec pudeur, « préoccupant ». L’essentiel repose sur le fait que le syntagme même de « culture scientifique » trahit un état d’inculture proportionnel à l’enflure verbale autour de la chose. Car il ne devrait rien exister, dans nos nations prétendument développées, en fait de culture, que la culture qu’on appelait autrefois « générale », et elle implique forcément une connaissance, au moins approchée, de tout ce qu’il est indispensable de connaître, dont naturellement la science, sous ses avatars divers, qui sont nombreux.
Cela veut dire, pour les littéraires, de posséder sur l’histoire des sciences et les sciences elles-mêmes des lumières non pas certes approfondies – c’est impossible – mais suffisamment solides pour que la moitié (au moins) de la pensée moderne, qui est philosophique et scientifique, ne leur demeure pas étrangère comme à la poule le couteau.
Cela veut dire surtout – et là Jean-Marc Lévy-Leblond est spécialement incisif parce qu’il parle de ce qu’il maîtrise le mieux – que l’enseignement contemporain des sciences, particulièrement des sciences « dures », est catastrophique, car il habitue les étudiants à utiliser avec brio les résultats les plus up to date sans leur donner les soubassements historiques, sociologiques, littéraires qui leur permettraient de chercher et de découvrir (peut-être) du nouveau.
Remarquons, note l’auteur, que toutes les applications techniques de la science, aujourd’hui, reposent sur des avancées conceptuelles remontant à la première moitié du XXe siècle, soit à presque un siècle. Constat cruel. Pour découvrir, il faut penser. Pour penser, il vaut mieux éviter d’être inculte.
Or nous le sommes et le serons de plus en plus si la mondialisation des savoirs privilégie absolument – comme elle le fait présentement – l’exploitable, le marchandisable sur le spéculatif, le gratuit. Dans une comparaison frappante, Jean-Marc Lévy-Leblond se demande si, abandonnant le modèle grec des savants d’Athènes et de Milet, nous ne sommes pas entrés dans une période s’apparentant à celle (qui a duré des siècles) d’habiles praticiens romains (architectes, urbanistes, mécaniciens) qui se sont contentés de mettre en pratique les fabuleuses trouvailles théoriques de leurs prédécesseurs et n’ont plus rien inventé parce qu’ils croyaient ne pas en avoir besoin.
Lisez ce beau livre entre vos quatre murs. Vous ferez un agréable voyage en intelligence. C’est recommandé pour garder le souffle.