Le monstre de la mémoire : entretien avec Yishaï Sarid

Le dernier roman de Yishaï Sarid est dérangeant, radical. On a le sentiment que, depuis qu’il a commencé à publier en 2009, l’écrivain israélien a été comme aspiré par des sujets de plus en plus difficiles, qu’il traite de manière à la fois sobre et frontale, parfois ironique. Dans Le poète de Gaza, un agent des services secrets se demandait jusqu’où on peut se salir les mains pour une cause juste. Dans Le troisième temple, l’auteur se mettait dans la tête des illuminés qui veulent reconstruire le temple de Jérusalem et établir une théocratie en Israël. Dans Le monstre de la mémoire, il questionne de manière très rude la relation des Israéliens à la mémoire de la Shoah. De passage à Paris en février, Yishaï Sarid s’est entretenu avec EaN.


Yishaï Sarid, Le monstre de la mémoire. Trad. de l’hébreu par Laurence Sendrowicz. Actes Sud, coll. « Lettres hébraïques », 160 p., 18,50 €


Le narrateur, historien de formation et guide de métier, fait visiter en Pologne les camps de concentration à des lycéens israéliens. Mois après mois, il se retrouve dans une situation de plus en plus éprouvante où se mêlent l’horreur toujours présente des camps, des profs politiquement corrects et des ados… qui sont des ados. « Avez-vous essayé de pénétrer dans leurs pensées happées par le clignotement des téléphones portables… Les avez-vous vus allumer des bougies en souvenir des enfants jetés dans les fosses, exécuter toutes sortes de rituels de leur cru et, bien sûr, s’efforcer de verser quelques larmes ? » Pendant ce temps, à Tel Aviv, son fils se fait harceler à l’école.

Le roman détaille les obsessions du narrateur en ce qui concerne les techniques de mise à mort ou les musiques jouées par les orchestres (des airs folkloriques juifs comme Yossi au violon à Treblinka, un répertoire 100 % allemand fixé par les SS à Auschwitz). Il nous décrit les groupes de jeunes Israéliens à l’hôtel. Avec les petits caïds dont le haut-parleur hurle toute la nuit et « diffuse une musique orientale, revanche trépidante à la fois sur les goys et sur les Ashkénazes ». Des petits caïds qui ne supportent pas l’autorité « mais peut-être aussi, le jour venu, ne dénonceraient-ils pas leur voisin, même si on leur en donnait l’ordre, à la différence des enfants de bonne famille, qui, au contraire, s’y soumettraient sans broncher parce que, chez eux, la loi est la loi ». Ou encore la Pologne, hostile et déplaisante, « ni les Noirs ni les Arabes ne sont autorisés à entrer… les frontières leur sont fermées, ce à quoi nous contribuons en fournissant aux autorités de ce pays toutes sortes d’équipements électroniques ». La réalité décrite par le narrateur n’est jamais univoque.

Notre guide-historien est très apprécié, on lui propose de conseiller une startup de Tel Aviv pour un projet qui s’avèrera n’être ni plus ni moins qu’un jeu vidéo sur Auschwitz. Des jeunes garçons sympathiques (ils mangent des bananes dans une atmosphère créative) y travaillent en même temps qu’à un autre projet sur les jeux du cirque à Rome. Il est également chargé d’accompagner des officiers israéliens virils, efficaces, presque sympathiques, qui souhaitent organiser une « démonstration de force » avec un commando héliporté qui libérera le camp de Majdanek. « Qu’ont-ils l’intention de conquérir ? », se renseigne-t-il. La préférence de l’officier va aux fours crématoires, « à la fois pour la symbolique et pour leur position en hauteur ». La responsable de la communication a elle aussi des idées : elle ajouterait bien quelques baraquements, un mirador, des barbelés. « Tel quel, c’est trop vide, qu’en pensez-vous ? » Yishaï Sarid explique que ce n’est pas une idée sortie de nulle part. En 2003, l’armée israélienne a organisé le survol d’Auschwitz par trois avions F15. « Une volonté de reconstruire l’histoire, une manière de donner un happy end à la Shoah. »

Ce n’est pas pourtant ce kitsch pseudo-historique que le guide a le plus de mal à supporter, mais ce qu’il découvre petit à petit. Quand les adolescents ne sont pas collés à leurs écrans ou en train de mettre le bazar dans leurs chambres, quand ils finissent par écouter ce qu’on leur dit, ils en tirent une leçon que le guide les entend chuchoter : « C’est ce qu’on devrait leur faire, aux Arabes ». Pire encore, il y a les mots terribles qu’ils ont pour les juifs assassinés. On ne racontera pas la dernière partie du roman. Disons simplement que le narrateur se retrouve à Belzec, en compagnie d’un Allemand. Et que toutes les violences passées et présentes auxquelles il est confronté aboutiront à une inévitable conflagration lorsqu’il devra répéter les paroles criées par un enfant dans une chambre à gaz.

Yishaï Sarid, Le monstre de la mémoire

Yishaï Sarid © Jean-Luc Bertini

Pourquoi écrire maintenant sur ce sujet ?

Pendant de longues années, j’ai tout lu sur la Shoah : le travail des historiens, les témoignages, tout, de manière obsessionnelle. Ça m’a fait peur, j’ai arrêté pendant un moment, mais ça continuait à faire partie de ma vie, psychologiquement, mentalement, alors j’ai décidé d’écrire. Je ne voulais pas inventer, je n’aime ni les films ni les livres de fiction sur le sujet. Je voulais aussi poser une question pertinente aujourd’hui : comment se mesurer à la question de la mémoire ? Je voyais à peu près ce que je voulais écrire, mais je n’y étais pas tout à fait. Je suis alors allé deux semaines en Pologne voir les camps d’extermination. Quand je suis rentré, je savais exactement ce que je voulais faire et j’ai écrit assez rapidement.

Vous avez croisé des groupes comme ceux de votre roman ?

Oui, j’ai vu ces adolescents avec le drapeau israélien sur les épaules. C’est embarrassant… je ne sais pas si c’est le bon terme, mais disons embarrassant. En même temps, on les emmène à l’endroit où ont été commis des meurtres de masse, on les leur décrit, c’est terrible. S’envelopper dans un drapeau pour se protéger est une réaction compréhensible. C’est dur d’amener des lycéens juste pour pleurer les morts et réfléchir à la tragédie, alors les éducateurs pensent qu’ils doivent finir sur une note positive… Il y a aussi ces écoles religieuses dont les élèves chantent et dansent, ils célèbrent une sorte de victoire. Sauf qu’il n’y a pas de victoire dans l’Holocauste. On peut dire qu’on est heureux d’être vivants et d’avoir un État à nous. Mais dire qu’il y avait de la lumière dans l’Holocauste ? Non.

En fait, la nature de ces visites me pose un problème. On rencontre nos ancêtres par l’intermédiaire de ces énormes tas de cheveux et toutes ces choses qu’on voit à Auschwitz. C’est un manque de respect pour les morts, c’est un affront à la mémoire de nos grands-parents de ne les présenter qu’à la dernière étape de leur vie. On ne parle pas de leur humanité mais du moment où tout a été anéanti. Ils n’auraient pas aimé qu’on les voie comme du matériau brut issu de la destruction.

Un des aspects les plus dérangeants du roman, c’est la manière dont ces lycéens haïssent les Polonais mais pas les Allemands. Ils ont même une sorte d’admiration pour ces derniers.

Il y a  un certain nombre de raisons à cela. D’abord, les Allemands ont fait un bon travail de dénazification, ils ont reconnu leur responsabilité. Alors que les Polonais se considèrent comme des victimes, ce qui est partiellement vrai, mais ils n’ont jamais reconnu leur responsabilité dans les pogroms, ni la collaboration, ni l’antisémitisme. Ensuite, l’Allemagne est un symbole de succès économique et culturel. Cela dit, je ne pense pas exactement que les lycéens admirent les nazis. Quand l’un d’entre eux dit : « Nous devons nous conduire un peu comme des nazis pour survivre dans ce monde », cela laisse entendre que l’usage sans limite de la force est une option, que ce que les nazis ont fait aux juifs, il faut le faire aux Arabes. C’est difficile à lire et à écrire, mais ce sont des mots qu’on entend.

Très dérangeant aussi : ces lycéens affichent une sorte de distance vis-à-vis des Ashkénazes tués à Auschwitz.

Il se passe en ce moment en Israël une chose étrange, notamment sur les réseaux sociaux. Il y a un conflit entre les Juifs venant d’Europe et ceux qui viennent du Moyen-Orient ou du Maghreb, ce n’est pas nouveau. En Israël, les Ashkénazes sont généralement considérés comme étant plus à gauche que les Sépharades. Ce qui se dit aujourd’hui sur les réseaux sociaux c’est : « Vu la manière dont vous vous comportez, on comprend pourquoi vous avez été assassinés en Europe. Vous, les Ashkénazes, vous avez été incapables de protéger vos femmes et vos enfants. Alors ne venez pas nous dire qu’il faut être gentils avec les Arabes ».

À la naissance du pays, nous avons voulu nous débarrasser de la faiblesse de la diaspora. Nous voulions être capables de nous défendre nous-mêmes, ce qui est une bonne chose. Maintenant, nous sommes forts, nous ne sommes plus les Juifs des shtetls d’Europe de l’Est ou des petits villages du Maroc. Mais l’idée qu’on puisse à la fois être fort et se défendre si nécessaire, tout en étant juste et moral, s’efface progressivement. Ce qui compte, c’est de se défendre par tous les moyens. Et si on n’est pas moral, eh bien on n’est pas moral.

Mais pour moi, la Shoah reste une blessure ouverte et c’est de là que vient ce livre. Comment me comporterais-je dans certaines situations ? Que ferais-je pour aider autrui ? C’est très facile de faire la morale aux autres, mais il faut se regarder soi-même. Ce n’est pas un problème de se voir comme un vainqueur. Mais être le vainqueur donne des responsabilités. Tu n’es plus sans défense, tu as ton pays. Est-ce que le seul objectif c’est de survivre et basta ? Peut-être… je ne sais pas. Nous sommes à un carrefour de l’histoire juive, où allons nous maintenant ?

Vous dites que beaucoup d’Israéliens n’ont pas de colère envers les Allemands. Mais qu’une colère est toujours là, tournée contre les Palestiniens.

Bien sûr qu’on a un problème avec les Palestiniens. Ils nous rappellent jour après jour ce qui nous arriverait si… disons-le plutôt comme ça : ils représentent notre pire cauchemar, être à nouveau sans défense. Voilà pourquoi on les traite de telle manière que ça ne puisse plus arriver. Abba Eban, ministre des Affaires étrangères de Golda Meir, disait que les frontières de 1967 étaient les frontières d’Auschwitz. Ce que ça veut dire, c’est : si on revient aux frontières de 1967, notre destin sera un autre Auschwitz. Ce n’est pas seulement une guerre entre deux peuples qui se battent pour la même terre, c’est un conflit qui porte tout le poids du passé. Mais, en se considérant comme d’éternelles victimes, les Israéliens se facilitent les choses. Nous avons été les victimes du pire crime de l’histoire, c’est vrai. Mais maintenant, c’est différent, nous avons des responsabilités. Je ne veux pas être considéré comme une victime, je suis une personne libre.

Revenons aux Allemands…

J’ai des amis qui passent leurs vacances en famille dans la Forêt-Noire. Sans même parler de Berlin qui est une des destinations préférées pour aller en boîte ou faire du shopping. Il y a aussi l’Oktoberfest : juste après Yom Kippour, à Tel Aviv, on célèbre depuis quelques années l’Oktoberfest avec de la bière et des jeunes serveuses en costumes bavarois. L’Oktoberfest à Tel Aviv… Mais on ne peut pas se mettre en colère contre ça, c’est tellement naïf, ils n’ont aucune idée. Ils ne voient pas où est le problème, et peut-être n’y a-t-il d’ailleurs aucun problème, je ne sais pas. Il y a aussi, à l’aéroport de Tel Aviv, un stand de street food bavaroise… Ok. On pourrait dire : regarde, on a élevé une génération saine et normale, qui n’est pas bloquée dans le passé. Sauf que ce n’est pas vrai, on l’a vu. Nous sommes très enracinés dans les traumatismes du passé, mais ce n’est pas tourné contre les Allemands.

Il y a donc vraiment une fascination ?

Oui. Nous pensons que nous sommes reliés à l’Allemagne, cet endroit de tous les succès, je l’ai dit. Mais, de manière plus large, nous avons une nostalgie de l’Europe, nous voulons y être associés. Les Israéliens vont en Europe pour les vacances, pour faire du business. Ils veulent tellement faire partie de l’Europe et en être aimés. La plupart ne se mettront pas du côté des migrants mais du côté des partis les plus conservateurs, les plus anti-migrants du continent. Comme s’il y avait notre Europe blanche et que ces migrants la détruisaient. Quand nous allons en Europe, nous voulons voir l’authentique Europe chrétienne… Mais vous vivez où les gars ? Vous ne voyez pas qu’il y a un lien entre l’antisémitisme et le sentiment anti-musulman ?

Dans le roman, ce que les lycéens comprennent d’Auschwitz, c’est qu’il faut être fort « comme les nazis ». Vous, vous demandez : « Est-ce la seule leçon qu’on transmet aux nouvelles générations ? »

Il y a en ce moment des gens qui fuient le désespoir, la pauvreté ou la dictature et qui viennent en Israël. Comment les traite-t-on ? Ce n’est jamais facile, des gens qui viennent d’un autre pays, qui sont pauvres, qui parfois amènent de la délinquance parce qu’ils sont pauvres. Est-ce qu’on les chasse ou est-ce qu’on les accueille ? Pouvons-nous être comme les pays qui ne nous ont pas acceptés quand nous avions des ennuis ou devons-nous être meilleurs qu’eux ? Notre gouvernement répond que ce n’est pas notre responsabilité et que nous devons nous occuper de nous. Je ne peux pas l’accepter. Si vous êtes juif et que vous avez un État juif, vous devez vous demander si vous ne pouvez pas vous montrer plus généreux.

Comment votre roman a-t-il été reçu en Israël ?

Très bien. Il est sur une liste de livres recommandés par le ministère de l’Éducation nationale pour les lycées. Les guides aussi l’ont lu, la plupart d’entre eux, même si Yad Vashem n’a pas apprécié. Ils m’ont demandé si j’étais moi-même guide, parce qu’ils ont trouvé mes descriptions très réalistes. Et puis un jeune metteur en scène vient de monter une pièce basée sur le livre au théâtre Habima, le théâtre national. En Israël, les gens n’ont pas été choqués parce nous savons tous ce qui se passe. Les choses choquantes dont je parle ne sont pas choquantes en Israël parce qu’elles sont bien connues, nous savons où nous vivons. Nous savons qu’il y a du racisme et nous savons que nous sommes fascinés par la force.

À Treblinka, vous avez eu une conversation avec une jeune Sépharade israélienne qui vous a dit qu’elle avait grandi « dans l’ombre de la Shoah ».

Cette jeune fille avait une solidarité sans réserve envers la tragédie juive, mais elle m’a raconté comment, chaque année à l’école, le jour de la mémoire de l’Holocauste, le professeur demandait qui avait eu de la famille victime de la Shoah. Ceux qui levaient la main étaient majoritairement ashkénazes, ils représentaient une sorte d’élite. Elle, elle ne pouvait que rester silencieuse, personne ne parlait de son histoire, elle n’existait pas. Comment pouvez-vous comparer l’histoire de gens venant du Maroc par exemple avec la tragédie qui a eu lieu en Europe ? Ils étaient dans l’ombre de la Shoah et cela les blessait. C’est comme dans une famille où, lorsqu’un des enfants est malade, toute l’attention se porte sur lui et pas sur les autres. C’est un sujet dont on parle maintenant ouvertement en Israël. Une série racontant l’histoire d’une famille d’origine marocaine et diffusée récemment a fait beaucoup de bruit. Une scène en particulier : le jour de la mémoire de l’Holocauste, quand les sirènes retentissent, le père de famille ne se lève pas. Quand les enfants lui demandent pourquoi il ne respecte pas la mémoire, il répond : « Ce n’est pas la nôtre, ce n’est pas le jour de notre mémoire ». Cela dit quelque chose de ce qui se passe dans le pays. La « mémoire » change tout le temps, c’est pour cela que c’est un monstre. On aimerait voir l’Holocauste comme une chose sacrée, intangible, mais c’est un phénomène humain qui continue à être humain, y compris avec des côtés déplaisants. On ne peut le conserver derrière une vitre, comme dans un musée. Et si on essaie de le faire, alors il devient figé, inerte, et on n’en tire aucune leçon.

Propos recueillis par Natalie Levisalles


Cet article a été publié par Mediapart.

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