Le chant du poulet sous vide, de Lucie Rico, est un récit inhabituel qui donne la chair de poule. Dans ce premier roman aux phrases incisives comme des coups de serpette, le lecteur suit Paule, héritière d’une exploitation de poulets « élevés à l’eau de source », qui accomplit les dernières volontés de celle qu’elle nomme « la mère ». La jeune femme écrit en guise de réparation les biographies des poulets qu’elle doit exécuter et vendre sur le marché.
Lucie Rico, Le chant du poulet sous vide. P.O.L, 272 p., 18,90 € (13,99 € en format numérique)
Tout en caressant l’urne funéraire de sa maman, Paule devient l’observatrice intranquille d’une vie campagnarde qu’elle ne parvient à rejeter, mais dans laquelle elle ne s’intègre pas. Par ces récits de vies de poulets, elle apporte un témoignage que le roman de Lucie Rico absorbe, tel quel. Ces témoignages le structurent, l’incarnent, et lui donnent un timbre.
Car, de la basse-cour au deuil, mais aussi de l’héritage à l’hommage, Paule Rojas est une narratrice orphique pour qui la poésie n’est que l’harmonie du cri. En écoutant ses oiseaux caqueter, elle s’en occupe en mère gâteuse et endiablée, pour qui la littérature est un billot de boucher. Incarnation de l’abandon, celui de ses propres parents comme de son sol, « des lopins de garrigue […] que l’on nomme rarement sur les cartes de France », Paule traduit l’échec d’une vie en communauté.
Mais elle ne reste pas inactive : elle essaie coûte que coûte de repeupler son quotidien et de faire son deuil. En dépressive consommée, elle alterne entre une lucidité extrême vis-à-vis de ses congénères (poulets, mais également humains) et une démesure hilarante. Comme le lecteur, les poulets de Paule ne connaîtront pas de vie morne : elle s’en charge à coup de whisky dans l’abreuvoir et n’hésite pas à faire du poulailler un dance-floor nocturne au public perplexe.
Voilà qu’Orphée est en route pour une descente aux enfers qui paraît inconsciente, mais qui n’en est pas moins âpre. Alors qu’elle renouvelle sa volaille par des Crèvecœur, à la place des Faverolles de sa maman, les poulets sont doublement menacés : leur vente se fait de plus en plus rude sur la place du village, et des mystérieuses attaques les déciment. Cela va à l’encontre de ses projets : Paule, la mère poule contrariée, aimerait créer un lien, fédérer, être aimée. Or, même les habitués du marché sont perplexes et la rejettent avec véhémence.
Vainement légataire de la famille Rojas, elle cherche un soutien. Elle ne le trouve pas auprès de Louis, son mari, architecte de grands ensembles, mais auprès de Fernand, « à la veste d’explorateur », à la poignée de main facile, à la finance habile. Sous son influence, Paule Rojas quitte la garrigue maternelle pour un immeuble impersonnel afin de suivre les plans de Fernand dans un projet qui, elle l’espère, unira tous ceux qu’elle aime : Louis et les poulets. Ou peut-être est-ce la même chose : « Il n’avait que quatre doigts. La majeur manquait. Elle avait pensé : il a des pattes de poulet. »
Si la marque de fabrique de cette entreprise juteuse, qui s’inscrit désormais sur la cellophane sous le nom des Poulets de Paule, ne semble pas avoir changé, en réalité c’est toute la logique de l’hommage avant l’assiette qui semble contrariée. Les poèmes, qui étaient comme des hagiographies sensibles de poulets, deviennent des condamnations acides des caractères humains. Voilà que la biographie n’est plus ce petit hommage orphique qui rêvait de compenser la mort de ces animaux tant aimés et de leur donner une ultime sépulture, c’est d’avantage un placement commercial, un amusement pour les clients citadins, un travail pour Fernand.
La forme de sensualité que Paule inscrivait dans ces dernières lignes s’étouffe au milieu de l’élevage en batterie. Éloigné de son milieu d’origine, le poulet Aval, celui que Paule et Louis voulaient domestiquer, leur fils adoptif, meurt comme un vulgaire pigeon. « Il serait tout à fait insignifiant de réaliser un livre sur les vies de poulets. Leur rendre hommage, c’est autre chose, raconter leur vie pour accompagner leur mort, leur dresser des monuments posthumes ».
Dystopie du poulet fermier, le premier roman de Lucie Rico est d’abord charmant, puis obsédant, et menaçant. Il vole de ses propres ailes grâce à une écriture qui contrebalance le loufoque et le savoureux avec le cru et le sanguinolent, dans un effet toujours renouvelé de surprise. Ce qui l’emporte jusqu’à la fin, plus que le dégoût végétarien, c’est un rire jaune, une forme de rocambolesque narquois au scénario bien fourni, sans doute très propice au passage à l’écran. Il faut passer outre les premières descriptions volontairement gore et acrimonieuses de ce récit pour comprendre sa sensibilité maîtrisée, suivre ses jeux d’onomastique ou de symbolique. Certes, nous pourrions regretter la mise en œuvre d’un scénario « à plusieurs », mais le lecteur appréciera alors le fait qu’il ne tombe pas dans la facilité.
On ne saurait dire, enfin, si ce récit s’adresse aux citadins ou aux villageois, tant la frontière entre les deux semble plus que jamais n’être qu’un mirage. On ne saurait dire non plus s’il s’agit d’un blâme comique de tous ces grands supermarchés inanimés, qui font passer l’image de marque avant les qualités du vivant, ou si Paule hausse la voix dans un thriller anti-cannibaliste qui efface le sang par le sang. Quoi qu’il en soit, Lucie Rico fait avancer son héroïne sur la voie qui la conduira des châtiments au crime. Dans un hommage réussi aux gentils poulets, elle semble nous demander derrière la caméra : après tout, les Français ne sont-ils pas des coqs ?