Décamérez ! Il.e ou elle (j44)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Quarante-quatrième jour de confinement : « échapper à la solitude ».

Pierre, à Pérouze (ou, tout aussi bien, à Venise).

Les femmes l’indifféraient, même s’il était marié – il préférait les hommes. Sa femme était pleine de vie : jeune, grande, robuste, les yeux brillants, énergique. L’histoire ne dit pas son nom. Avec un tempérament pareil, elle n’était pas heureuse dans son mariage. Et elle en voulait beaucoup à Pierre de l’avoir épousée.

Elle aurait aimé s’épargner des regrets inutiles : devait-elle laisser passer sa jeunesse sans jouir de son plus bel apanage ? Elle se détermina à agir.

Elle alla d’abord trouver une vieille femme, une entremetteuse. Elle lui raconta son histoire, ses frustrations, sa décision. L’autre l’écouta, lui parla longuement. Elle la réconforta et lui conseilla fortement de profiter de son printemps.

« Nous n’avons d’avantages et de plaisirs ici-bas qu’autant que nous savons en prendre, nous autres femmes, qui sommes moins libres que les hommes. »

La vieille, qui vivait seule, était intarissable. Le récit qu’elle lui fit d’une vie sans amour ne faisait vraiment pas envie.

Rides et solitude, abandon, confitures, conversation avec les chats.

En peu de temps, son entremise fut des plus efficaces. Grâce à elle, la jeune mariée multiplia les rencontres : elle recevait ses amants chez elle quand son mari était à l’extérieur. Il sortait fréquemment, alors elle butinait – discrète, et presque libre.

Décamérez ! Il.e ou elle - échapper à la solitude (j44)

© Gallica/BnF

Un soir cependant, elle était en train de dîner avec un homme, quand Pierre frappa à la porte en criant qu’on lui ouvre. Elle paniqua. Il fallait cacher l’intrus : elle lui demanda de se faufiler en quatrième vitesse dans une espère de cage à poules qui se trouvait là, sur une terrasse qui donnait sur les écuries, dans la cour arrière. Elle la couvrit d’un sac, enleva précipitamment les plats et les couverts sur la table et alla ouvrir la porte.

« Vous rentrez bien tôt, de votre dîner chez Hercule !

– Tu parles d’un dîner ! Nous venions de passer à table. Tout à coup, on entend distinctement éternuer à quelques pas de nous. Une fois, deux fois, trois fois. Hercule s’est tourné vers sa femme : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Qui donc éternue ? » Devant son silence embarrassé, il se lève, fouille partout. Il s’approche de l’escalier. Dessous : un débarras pour le linge à repasser – les éternuements semblaient venir de là. Il ouvre la porte : une puanteur insupportable ! Du soufre, et un homme accroupi, plus mort que vif, tapi dans les vapeurs. »

Ils avaient évité de peu la tragédie et le crime passionnel. Hercule, furieux, s’était précipité sur son arme. Pierre avait dû s’interposer pour épargner la femme et l’intrus suffocant, recroquevillé sous l’escalier, grelottant de peur.

« Tu parles d’un dîner ! » Il s’attardait dans la salle à manger.

« Et bien, qui l’eût cru de la femme d’Hercule ? Elle est la honte et l’opprobre de notre sexe ! Elle mériterait d’être brûlée vive. Et vous n’avez plus qu’à aller vous coucher ! Montez, je vous rejoins. »

Il crevait de faim, mais elle l’envoya dans sa chambre avec fermeté, se remettant à peine de sa frayeur.

Entretemps un âne, qui crevait de soif, s’était échappé de l’écurie. Il errait dans la cour : il frôla la cage, et piétina les doigts de l’amant caché, qui se tenait tant bien que mal dans cet espace réduit en se contorsionnant comme il pouvait – la main dépassait.

Il hurla de douleur – l’âne ne bougea pas d’un pouce. Pierre, qui venait d’entrer dans sa chambre, en eut des sueurs froides. Il redescend, se précipite vers la cage, soulève le sac… il trouve l’oiseau rare qui s’y cache.

Pierre dévisagea Adonis. Il lui demanda simplement ce qu’il faisait là. L’autre, terrorisé, le suppliait de le laisser sortir. « Je veux bien, dit Pierre, à condition que tu me racontes calmement comment tu t’es retrouvé là. » Il tend la main au jeune homme, l’aide à se relever et le conduit devant sa femme, qui tremblait de peur dans le fond de la pièce.

« Qu’en dis-tu ?
– Écoute, Pierre, puisqu’il faut te parler sincèrement, je suis femme, comme les autres. Peux-tu me reprocher d’aller trouver ailleurs ce que tu ne me donnes qu’à reculons ? Au moins, je te fais honneur par mes goûts.
– N’en parlons plus. Ce jeune homme meurt de faim, tout comme moi. »

On remit la nappe et le couvert. Ils dînèrent tous les trois. Nous n’en saurons pas plus.

On a débattu, paraît-il, pour savoir lequel, du mari, de la femme ou de l’amant, passa la plus agréable nuit.


En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.