Ismaïl Kadaré a pu paraître ces derniers temps un peu oublié, mais son œuvre n’en demeure pas moins un jalon de la littérature européenne du XXe siècle. Jean-Paul Champseix, spécialiste de littérature comparée et fin connaisseur de l’Albanie, nous invite à (re)lire ses denses romans en lutte avec l’État paranoïaque d’Enver Hoxha.
Jean-Paul Champseix, Ismaïl Kadaré. Une dissidence littéraire. Honoré Champion, 484 p., 55 €
Peut-on écrire pendant quarante ans une œuvre subversive sous le totalitarisme, en réchapper et laisser à la postérité des romans lisibles malgré l’effondrement du régime ? Ismaïl Kadaré, né dans la ville de Gjirokastër en 1936, apporte la preuve qu’une telle dissidence peut survivre, dans tous les sens du terme, à la dictature et à son empreinte. Il y a là des paradoxes immenses, éclairés par Jean-Paul Champseix. On peut n’avoir jamais craint les monstres d’un parti-État et rester pétrifié d’angoisse à la lecture du Palais des rêves (1981). Maintenant que le Coca-Cola coule à flot dans n’importe quelle auberge des Balkans, on se rend d’autant mieux compte de la grandeur d’un propos qui excède de très loin le folklore ou le moment antitotalitaire. Enver Hoxha est mort il y a trente-cinq ans, à Tirana des adolescents escaladent sa pyramide funéraire profanée depuis longtemps et l’Albanie espère entrer dans l’Union européenne. Pourtant, même retenus à l’épave immergée du stalinisme, les romans de Kadaré conservent leur puissance d’effroi.
Mais, à trop les décontextualiser, on risque de ne pas saisir la singularité de ces textes. Toute l’utilité du travail de Jean-Paul Champseix réside dans une lecture méthodique, texte après texte, restituant des dizaines d’années de stratagèmes esthétiques et politiques face à l’État. « Écrivain national mais non officiel », Kadaré échappa à la répression : « Les tyrans se donnent le beau rôle de protéger le grand écrivain et manifestent aux yeux de tous que l’arbitraire est consubstantiel au despotisme. » Sans doute connut-il la censure pure et simple comme la relégation, mais la précocité de sa célébrité devait le mettre à l’abri de la terrifiante brutalité du régime : Le Général de l’armée morte paraît en 1962, l’auteur a vingt-cinq ans.
Loin de l’hagiographie, l’ouvrage de Champseix, à juste distance, déplie les louvoiements et les tactiques d’un homme qui cherche à survivre comme écrivain libre. Ces enchevêtrements s’avèrent parfois ambigus, comme l’atteste le désir de Kadaré, qui se savait lu par le dictateur (premier et unique lecteur ?), de modifier la ligne d’Enver Hoxha par son roman L’hiver de la grande solitude (1972). Au moyen d’une enquête méticuleuse, Jean-Paul Champseix restitue ce jeu du chat et de la souris. Revenant des années plus tard sur ses naïvetés politiques de jeunesse (il avait alors trente-six ans), Kadaré se dépeint comme « faisant ce qu’avait fait plus ou moins un Molière. Le tribut, je ne le paierais pas au régime mais directement au dictateur ».
Y avait-il double jeu ? Certains l’affirment, et Champseix n’omet pas ces critiques, rappelant qu’« à mesure que l’auteur gagnait en notoriété, sa réputation d’opposant “toléré” se dessinait ». Soit une place complexe dans le champ du pouvoir albanais, à la fois consacré et en dehors, intouchable en raison de son succès international sans jamais cesser d’être menacé. Cette position ambivalente se retrouve dans l’esthétique de Kadaré elle-même. Tout en se réclamant d’une filiation littéraire classique, l’écrivain a souvent interrogé le modernisme. Comme si, face à l’histoire, Kadaré avait croisé Homère, Shakespeare et un avant-gardisme littéraire en partie muselé par l’État.
Tout le propos se lit avec d’autant plus d’intérêt que Champseix insère dans ses analyses littéraires serrées des informations de première main, archivistiques (émanant notamment des dossiers de la Sigurimi, la police secrète albanaise) ou issues d’échanges directs avec l’écrivain. Cela rompt non sans bonheur le format universitaire de ce riche ouvrage. À travers l’examen des romans se dessine un combat de longue haleine, parfois à feu doux, parfois bien plus brutal, qui ne s’arrêta qu’avec l’exil en France en 1990. Kadaré ayant continué à écrire jusqu’aujourd’hui, on rappellera que cette somme clarifie les enjeux d’une certaine période de sa carrière. Pour ressaisir une telle œuvre, il fallait un comparatiste et un spécialiste de l’histoire politique albanaise. Jean-Paul Champseix est l’un et l’autre.
De manière plus inattendue, son ouvrage dessine insensiblement une vie de Kadaré et finit par ressembler un peu… à un roman de Kadaré. Quelque chose d’indécis se déroule, un combat dont on ne maîtrise pas tous les tenants et aboutissants, des machinations lointaines ourdies contre un personnage muet. Un homme en long manteau sombre passe au croisement du boulevard Saint-Michel et de la rue Soufflot. Il pleut.