Avec Rimbaud à Paris

C’est un été caniculaire, « le énième ». L’un des pires qui puisse s’imaginer et surtout se sentir. Léo a choisi de rester reclus dans l’appartement qu’il partage d’ordinaire avec sa mère. Ce sera une saison singulière, celle des révélations pour l’adolescent que met en scène, dans Azur noir, Alain Blottière. Un roman entre ciel et nuit, un roman en couleurs. On pourrait parler de saison en enfer, à condition aussi de penser à son bel avers, celui du désir et de la beauté.


Alain Blottière, Azur noir. Gallimard, 160 p., 16 €


Au cœur de bien des romans écrits par Alain Blottière, un adolescent. On retiendra Simon, sorte d’alter ego de Thomas Elek dans Le tombeau de Tommy, roman autour du groupe FTP-MOI de l’Affiche rouge, mais aussi Baptiste devenu Yumaï dans Comment Baptiste est mort. Le romancier voit dans ces jeunes figures des moments, des éclats  d’existence. Un point commun entre les trois romans que je cite : l’exclusion ou la réclusion. Elek est devenu un combattant parce que les nazis lui avaient interdit de vivre comme à tous les Juifs, et qu’ils le pourchassaient ; Baptiste est enfermé dans une caverne au sud de l’Égypte, après avoir été enlevé par un groupe terroriste, et il connaît une lente métamorphose. Enfin, la canicule qui écrase Paris, et qui menace la terre entière car son vent de sable et de poussière vient de loin et remonte, cette canicule contraint Léo à rester chez lui, à ne sortir que de façon occasionnelle.

Un autre mal atteint Léo : il devient aveugle. On verra que c’est un peu plus compliqué (et plus simple) que cela, mais le fait est là : des « bouffées d’ombre » l’assaillent : « Les raisons d’assombrir ou de ne rien voir ne manquaient pas, dont la principale : l’éblouissante certitude que tous les malheurs du monde ne pouvaient désormais qu’empirer ». Le roman est traversé par ce vent chaud, donne à vivre cette sensation d’étouffement que nous avons connue, et les effets que cela produit sur toutes les perceptions tactiles, olfactives ou visuelles, rendues plus aiguës, violentes.

Léo, dont la mère est partie faire un trekking en Finlande, choisit de se couper des réseaux, d’empêcher le flot d’informations de l’atteindre. Il s’écarte de ses proches, d’Iris qui l’aime, de ses copains de lycée, et, pour le dire plus globalement, il quitte son temps. Il s’est en effet aperçu que Verlaine, hébergé par ses beaux-parents, les Mauté, a vécu dans l’appartement qu’il occupe, 14 rue Nicolet ; il y a accueilli Rimbaud à son arrivée de Charleville. Le jeune homme perçoit l’odeur nauséeuse d’encaustique et de ragoût froid que le poète a dû d’emblée détester, presque autant que le conformisme de ses hôtes.

Alain Blottière, Azur noir

Autoportrait d’Arthur Rimbaud à Harar (1883)

Pour Léo, Rimbaud est ce poète que, lycéen, il a étudié avec Benatti, son professeur de lettres. Mais étudier n’est pas lire et encore moins découvrir. L’écoute de « Roman » dit par un vieux comédien réputé le met en rage, presque autant qu’entendre Charles Cros dire des poèmes aurait mis en rage le jeune Rimbaud. Il commence à s’identifier au poète. Il lit Œuvre-vie, la somme entreprise par Alain Borer, apprend tout ce qu’il faut savoir, et s’immerge en un autre siècle : « Rimbaud serait son chien d’aveugle dans des paysages de rêve, des mondes illuminés qu’ils soient perdus ou imaginés ». La ville de Paris que Léo se représente est celle que les deux poètes et amants ont arpentée, pendant le séjour d’Arthur rue Nicolet, et après, quand, expulsé de l’appartement, il a vécu à l’hôtel des Étrangers, ou vers le boulevard Raspail. Léo suit le jeune génie dans un bouge de la rue Galande, se le représente errant dans la ville, faisant ici ou là ce que Verlaine appelle ses excentricités, provoquant les bourgeois, les rassis, ou les poètes de son temps qu’il méprise et défie, sans crainte de prendre des coups (il n’hésite pas à en donner).

Léo « voit » Rimbaud et Verlaine, comme il voit les couleurs puisque pour lui « voyelle » contient ce verbe. Dans un passage consacré à ce sonnet, l’adolescent démonte les interprétations des universitaires, les gloses qui étouffent le poème. Ce n’est pas un long et lent démontage, mais cela sonne juste. De voir à s’identifier, il n’y a parfois qu’un pas et Léo le franchit. Est-ce affaire de couleur d’yeux ? Ernest Delahaye, meilleur ami du temps de Charleville, évoquait ceux d’Arthur : « Sa seule beauté était dans ses yeux d’un bleu pâle irradié de bleu foncé, les plus beaux yeux que j’ai vus ».

Les yeux de Léo fascinent Julie, sa voisine, une trentenaire avec qui il fait l’amour. Elle l’attire bien plus qu’Iris ne l’a jamais fait : la jeune fille est belle, sans doute attirante, mais il lui manque la fêlure et, quand elle l’appelle pour le voir et lui parler, il ne sent pas ce qui peut le surprendre. Julie, au contraire l’attire ; il la pense folle, elle peut écrire ou dire une phrase d’un jet, sans s’arrêter, elle voit en lui « un ange » et aime ses yeux « comme une glace bleue d’iceberg ». Des yeux qui le font souffrir et qu’il met en danger avec un tatouage portant ces quelques lettres : RIMB. Un docteur Lalumière, ophtalmologue, saura l’aider à vaincre ce trouble, cette peur de la cécité, mais on sent bien que voir est autre chose. À l’exemple de son poète de chevet, il veut « devenir non voyant au réel et voir comme jamais les autres ne voient ». Il voit aussi Rimbaud écrivant cette fameuse Chasse spirituelle jamais retrouvée, dans la chambre partagée avec Forain rue Campagne-Première : « Une émotion mystérieuse le saisissait à des moments imprévus, déferlait dans son corps en une vague d’images qu’il fallait alors absolument écrire et il devait tout abandonner, se saisir de son porte-plume, le tremper dans l’encrier puis jongler avec elles, avec des souvenirs aussi, des sensations anciennes, des rêves d’amour, des visions furieuses, des mots nouveaux, des formules magiques qui tombaient du ciel. »

Léo lui-même écrit deux poèmes, deux sonnets qu’il envoie à Benatti et à Alain Borer. Il renouvelle ainsi le geste du jeune provincial, avec  ses correspondants parisiens, Banville et Verlaine. Le premier lui répond en professeur qu’il est, avec inquiétude et maladresse, craignant de mal dire, le second avec la verve et l’érudition qui le caractérisent. On verra, mais je n’en dirai rien, que ces lectures seront importantes puisqu’il retrouvera son professeur en ce milieu d’été si singulier.

Singulier parce que, outre Julie et Benatti, Léo découvre monsieur Printz, son voisin très âgé qui a traversé le siècle, et connu l’épreuve de l’Occupation. Le vieil homme qui attend la mort a perdu Simon, son meilleur ami, fusillé comme résistant. Simon (c’était aussi le prénom du héros dans Le tombeau de Tommy), Léo le voit en photo, sur un mur chez monsieur Printz. Les présences demeurent, les souvenirs, et surtout la musique, celle de Fauré chantée par Gérard Souzay, sur des poèmes de Verlaine. Léo n’est plus de ce temps, n’est plus d’aucun temps : « Le temps chez Rimbaud n’avait pas d’importance, on pouvait jouer avec lui comme un enfant joue, imaginer qu’on serait à la même seconde il y a très longtemps ou dans les siècles à venir, alors que cent cinquante ans après le poète, dans la même chambre, les flammes d’un monde bientôt en cendres léchaient les volets clos. »

La canicule prend des allures de catastrophe ; les connexions internet ralentissent car les serveurs sont obstrués par le sable ou la poussière, Léo sent qu’il faut partir, se mettre en route. Il traverse une ville déserte, qu’abandonnent touristes et habitants. C’est une vision qui nous serait presque familière, (paradoxalement) glaçante donc et, en même temps, on sent que Léo a franchi des étapes, qu’il peut aller plus loin, ailleurs, comme son modèle, l’éternel fugueur, en chemin vers cet azur noir, une couleur de plus dans le nuancier que déploie ce roman à la fois bref et intense.

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