L’éthique intellectuelle est un sujet à la fois classique et encore peu étudié. Dans cette synthèse alerte et claire, Roger Pouivet en trouve les fondements dans la théorie thomiste des vertus : Dieu nous a faits tels que nous sommes voués à réaliser notre rationalité. Un athée ne peut pas être géomètre, et il ne peut pas être vertueux intellectuellement non plus.
Roger Pouivet, L’éthique intellectuelle. Une épistémologie des vertus. Vrin, 322 p., 13 €
Nous vivons dans une époque très morale : on consomme « éthique » et l’on dénonce, blâme et censure à tout-va, en particulier des artistes, des écrivains, des intellectuels. Mais les fustige-t-on pour avoir fait des livres nuls ou pour avoir présenté des œuvres hideuses au public ? Pas du tout. On leur reproche leurs positions politiques et sociales, ou leur passé sexuel. On n’invoque plus, comme à la Libération pour les écrivains collaborateurs, le « droit à l’erreur ». Cela ne laisse pas de surprendre : un écrivain ou un penseur ne devrait-il pas avoir à rendre compte d’abord de ses travaux dans le domaine de l’esprit ?
Mais quel serait le domaine propre à l’éthique intellectuelle ? Il y a au moins trois positions possibles. Selon la première, celle-ci n’est pas autre chose que l’éthique tout court : si un intellectuel est honnête et humble, ou à l’inverse malhonnête et arrogant, il ne l’est pas en un sens différent d’un individu ordinaire. Selon la seconde, l’éthique intellectuelle est seulement le fait de respecter des normes propres au travail intellectuel, qui sont des « règles de bonne pratique ». Selon la troisième, il y a des analogies, mais pas de lien systématique entre les évaluations intellectuelles et les évaluations éthiques.
Pour examiner ces questions, il faut dévider toute une bobine de questions emmêlées : qu’est-ce qu’une évaluation morale ? Une évaluation épistémique ? Comment circonscrire le domaine de l’intellect ? Comment distinguer les évaluations théoriques des évaluations pratiques ? Quels sont les concepts normatifs appropriés : la norme, la règle, le devoir, le bien ou le mal, la vertu ou le vice ? Les normes et valeurs sont-elles individuelles ou sociales ? Selon les réponses qu’on donnera à ces questions, il y aura différents styles d’éthique intellectuelle, y compris des réponses sceptiques ou nihilistes, qui nous disent que, quand il s’agit de création artistique ou même scientifique, tout est permis.
Roger Pouivet répond en défendant résolument une éthique intellectuelle d’inspiration thomiste : le vrai est le bien de l’intellect, qui se réalise dans l’exercice de certaines vertus, celles sur lesquelles la tradition chrétienne s’est construite : l’humilité, la persévérance, la sobriété, la studiosité et la sagesse, opposées à des vices comme l’arrogance, la paresse intellectuelle, l’étroitesse d’esprit, et chapeautées par les vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité. Selon cette position, les vertus et les vices intellectuels sont intrinsèquement associés, et l’éthique intellectuelle est une sous-partie de l’éthique, qui est affaire de sensibilité aux valeurs cognitives et non pas d’observance d’obligations et de règles. La fin de la vie intellectuelle comme de la vie morale est la réalisation de la rationalité naturelle humaine. Si l’on doit pouvoir louer les vertus et blâmer les vices, il faut que l’exercice de nos pouvoirs intellectuels soit le produit d’une motivation qui rende les agents responsables et leur fasse désirer le bien et le vrai. Selon Pouivet, il n’est pas nécessaire pour cela que les agents obéissent à des normes.
Roger Pouivet articule ces positions avec verve et clarté. Mais souvent ses affirmations laissent perplexe. Tout d’abord, une épistémologie des vertus est-elle réellement une épistémologie ? Traditionnellement, la théorie de la connaissance porte sur la légitimité, les sources et les limites de la connaissance. Selon Pouivet, cette enquête se réduit à une technologie de la connaissance, à des casuistiques dont les philosophes analytiques sont friands, ou à des conseils rigoristes de puritains épistémiques incapables de comprendre ce qui fait l’unité de la vie intellectuelle. Mais l’épistémologie porte sur toutes sortes de questions philosophiques où la vertu et la motivation des agents semblent avoir peu de place. Percevoir, inférer ou même comprendre reposent-ils sur des motivations? Une notion de vertu intervient ici, celle des dispositions cognitives nécessaires pour que ces capacités soit fiables. Mais on ne voit pas en quoi le sujet percevant devrait être vertueux au sens où il aurait une motivation à chercher la vérité. Les animaux aussi ont des perceptions et des croyances, et ils ont comme nous reçu en partage le don divin d’avoir des connaissances mais nous ne les considérons pas comme capables de vertu ou de vice. La vertu n’est pas nécessaire à la connaissance.
Elle n’est pas suffisante non plus. Non sans provocation, Pouivet soutient que Jeanne d’Arc, quand elle entendait des voix et croyait qu’un archange lui avait demandé de bouter les Anglais hors de France, ne commettait de faute ni épistémique ni morale : elle avait parfaitement le droit de croire ce qu’elle croyait, car elle était intellectuellement humble et vertueuse. Il s’oppose directement à la maxime de William Clifford : « On a tort, partout et toujours, de croire quoi que ce soit sans raison suffisante » (The Ethics of Belief, 1877, traduit dans L’immoralité de la croyance religieuse, Agone, 2017). Mais si Pouivet a raison, il vaut mieux lire la Légende dorée ou l’Imitation de Jésus-Christ que Les fondements logiques de la probabilité de Carnap. On a soutenu que la norme fondamentale de la croyance était de croire une proposition si et seulement si elle est vraie. Pouivet considère que c’est une erreur de voir dans ce principe une norme épistémique. Il faut y voir selon lui l’expression d’un amour de la vérité, qui seul peut réellement guider nos jugements. Mais si je juge que 2+2 = 5 est faux, et que de ce fait je ne donne pas mon assentiment à cette proposition, où intervient l’amour de la vérité ? Certainement bien plus en amont de la formation de ce jugement, dans un caractère vertueux et ouvert au vrai. Mais je pourrais être, comme Bécassine, une personne très disposée à accueillir le vrai et à éviter l’erreur, et néanmoins ne pas avoir inventé l’eau tiède et me tromper souvent.
Pouivet distingue pourtant, et à juste titre, la question de l’évaluation épistémique de celle de la valeur de la connaissance. Mais quand il nous dit que son éthique intellectuelle est une épistémologie, il tend à confondre systématiquement le vrai et le bon. Certes, Thomas d’Aquin soutenait que le vrai et le bien se convertissent : le vrai est bien, le bien est vrai. Mais cela ne veut pas dire que le bien soit le critère, et encore moins la définition du vrai. Pouivet n’a que mépris pour la tâche d’une définition de la connaissance à laquelle se livre une partie de l’épistémologie contemporaine. Il adopte la réponse de la philosophie du sens commun au défi sceptique : ce défi est simplement ridicule, et nous n’avons pas à nous y attarder. Mais on ne voit pas en quoi l’exposé des fins de la connaissance peut se substituer à l’analyse de cette notion. Cette assimilation devient claire dans les derniers chapitres de son livre, quand il soutient, à la suite d’Alvin Plantinga, que la seule justification possible de nos croyances réside dans la reconnaissance de l’action d’un agent divin, ce qu’il appelle une « épistémologie surnaturalisée » (Alvin Plantinga, Warranted Christian Belief, Oxford University Press, 2000).
Il y a beaucoup à apprendre quand on lit le livre de Pouivet comme un agenda pour une éthique intellectuelle, et ceux qui se désolent de ce qu’est devenue la vie de l’esprit aujourd’hui ne peuvent qu’applaudir. Mais ils n’auront pas nécessairement le même diagnostic sur ce en quoi consiste la trahison des clercs. Ils se risqueront à un conseil : ne serait-il pas utile d’appliquer l’éthique intellectuelle, y compris sous la forme théiste adoptée ici, aux productions de la religion ? Les croyants sont-ils immunisés contre l’erreur, la débauche et l’arrogance intellectuelle quand ils adoptent la voie de la foi plutôt que celle de la sèche raison ? Si préparés qu’ils soient par cette voie, ne risquent-ils pas de tomber dans le péché épistémique ? L’abbé Lantaigne d’Anatole France craignait « chez les sujets d’élite la curiosité, l’orgueil, l’audace mauvaise de l’esprit et jusqu’aux vertus qui ont perdu les anges ». Il tenait, « sur l’exemple de saint Thomas d’Aquin et de tous les grands docteurs, que la science et la philosophie doivent être tenues en estime dans les écoles. On ne méprise pas la science sans mépriser la raison; on ne méprise pas la raison sans mépriser l’homme; on ne méprise pas l’homme sans offenser Dieu » (Anatole France, L’orme du mail, in Œuvres, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 763). Monsieur Bergeret aurait pu répondre : qu’est-ce que le fait de fonder l’éthique, qu’elle porte sur la vie pratique ou sur l’intellect, dans un ordre divin ajoute au contenu de l’éthique elle-même ? la peur d’une sanction divine, de rouler dans les Enfers ? la contemplation de ce que serait la vie bonne et la pensée vraie quand elle se réalise dans l’Agent divin ? la recherche d’un fondement ultime des valeurs ? Un athée est-il voué à être intellectuellement vicieux ou indifférent aux distinctions morales ? Le vrai problème est de savoir, pour parler comme Hume, si celles-ci sont fondées dans la raison ou dans le sentiment. Les sentimentalistes nous disent qu’elles ne peuvent se fonder dans la première parce qu’ils soupçonnent que derrière la réponse rationaliste se tient l’allégeance à un ordre divin immuable. Ils ont tort. On peut être tout aussi moral sans Dieu qu’avec Dieu, et tout aussi respectueux du vrai. Et les saints seraient tout aussi vertueux dans un monde sans Dieu qu’ils sont supposés l’être dans un monde avec Lui.