La Parisienne et sa légende

Peut-on traiter un objet aussi difficilement saisissable que « la Parisienne » d’un point de vue d’historien ? Sans doute. Emmanuelle Retaillaud en fait la démonstration dans son dernier ouvrage en analysant cette « figure essentielle » de l’identité nationale, « subtile alchimie de chic, d’esprit, de ‟chien” et de… “je-ne-sais-quoi” ».


Emmanuelle Retaillaud, La Parisienne. Histoire d’un mythe. Du siècle des Lumières à nos jours. Seuil, coll. « L’univers historique », 432 p., 23 €


Pour cerner ce qu’est le « mythe » de la Parisienne, l’auteure a eu recours à la littérature, aux arts, à la musique, tout en soulignant que les variations qu’il subit dépendent de la grande Histoire et du rapport que la capitale française, son milieu « d’origine », a entretenu avec la province et l’étranger. L’étude convainc lorsqu’elle présente le « mythe » au XVIIIe et au XIXe siècle, mais faiblit avec le XXe où sa spécificité se dissout dans une histoire générale des femmes, et plus encore à partir de la seconde moitié du XXe siècle, lorsque la Parisienne n’est plus qu’un « filon marketing », juteux certes mais inane, comme la plus légère familiarité avec le bavardage commercialo-idolâtre et médiatico-modeux sur le sujet permet de le constater.

Mais revenons à l’histoire de la Parisienne. Sa « naissance » date du siècle des Lumières, bien qu’elle ait eu une existence avant le XVIIIe siècle, car elle n’a vraiment pu s’épanouir qu’une fois solidement installée la réputation de Paris comme capitale de la mode. En littérature, les versions de la figure que donnent Rousseau, Restif de la Bretonne et Mercier indiquent des fascinations et des préoccupations relativement semblables du point de vue moral (sa galanterie supposée émoustille et incommode), et plus profondément laissent percevoir qu’elle incarne un conflit entre monde ancien et monde en train de se faire, entre classe sociale dominante et petite bourgeoisie naissante. Assurément, elle est le fruit de la modernité en ayant pour marqueur la mode et une apparente liberté de conduite. Elle apparaît de fait au XVIIIe siècle dans la position qui va rester la sienne ; porte-étendard du capitalisme (ici naissant), elle représente une émancipation en trompe-l’œil.

Emmanuelle Retaillaud, La Parisienne. Histoire d’un mythe. Du siècle des Lumières à nos jours

© Jean-Luc Bertini

La Révolution, cependant, avec l’irruption de la femme du peuple dans la réalité et dans la fantasmagorie culturelle, va bouleverser les représentations mentales érotisées, quoique parfois agacées, de la Parisienne. En effet, les poissardes, les tricoteuses, les pétroleuses plus tard (en 1871), viennent un temps perturber l’imaginaire mental machiste. Avec le XIXe siècle s’effectue un retour à de confortables visions, qu’elles concernent les jeunes femmes issues des couches pauvres de la société (lorettes, midinettes, danseuses) ou les femmes comme il faut. La libido masculine du XIXe siècle ne s’embarrassant pas de préjugés de classe, les « vraies » Parisiennes, pourvu qu’elles soient jeunes, aient de la séduction et adhèrent au modèle préétabli, peuvent se trouver dans toutes les strates et tous les quartiers de la capitale. Sont donc également admissibles au statut de Parisiennes comtesses comme cousettes.

Le XIXe siècle va alors déployer des figures de ce type, et les artistes, grands et petits, les porter aux nues, humoristiquement ou non. La Parisienne est donc celle que Musset admire et moque dans son poème « À une Parisienne » : capricieuse, élégante, frivole, imperméable à la passion. C’est également la jeune ouvrière douce et sentimentale qui vit « sous les toits… et coud avec ses petits doigts », celle des mauvais vers des Poèmes de Paris d’Albert Mérat. Bref, l’époque est enamourée de cette figure, comme le prouvent les exemples choisis par le livre qui, tirés de maints domaines culturels – du roman (Balzac) à l’opéra-comique (Offenbach) –, construisent son aimable déclinaison. Les conditions ayant présidé à son développement ne sont bien sûr pas ignorées. Il avait fallu que Paris réunisse les atouts sociaux, artistiques, urbanistiques, économiques, symboliques, etc. permettant à cette figure trans-classique de séduction de s’épanouir. La « capitale du XIXe siècle », elle-même, allait d’ailleurs commencer à s’incarner en cette femme pétillante et délurée que chantera encore Mistinguett en 1926 : « Paris, c’est une blonde/Qui plaît à tout le monde ».

Pourtant, quoi qu’en dise le livre, ces Parisiennes sont moins parisiennes qu’il n’y paraît, c’est-à-dire, pendant une partie du XIXe siècle, moins repérées de cette manière qu’en fonction des rôles différents qu’elles jouent dans l’éducation sentimentale et l’avenir financier des hommes qui les approchent. Derrière les Parisiennes, comtesses ou  cousettes, il y a les femmes qu’on va épouser ou qu’on rêverait épouser, et les autres. Et pour ces dernières, un familier de la littérature française de ce siècle le sait, existe tout un nuancier, de la « bourgeoise » à la « rouleuse » en passant par la « bonne fille », qui éclipse la notion même de « Parisienne ». La « Parisienne » a donc déjà fortement commencé à sentir le cliché touristico-commercial, le n’importe quoi aguicheur – un aspect que le texte de Retaillaud minore dans son désir de périodicité (il faut créer un contraste entre XIXe et XXe siècles).

Emmanuelle Retaillaud, La Parisienne. Histoire d’un mythe. Du siècle des Lumières à nos jours

Pour autant, il est sûr que le XXe siècle, avec sa culture de masse (cartes, chansons, dessins, films) a su diffuser abondamment l’image de la Parisienne. Il l’a beaucoup fait sous forme de poncifs sentimentaux ou grivois de caractère conservateur. Ainsi la Parisienne a-t-elle continué bon an mal an à incarner le piquant, le primesautier et le sensuel. Pourtant, le jeu de rôle que l’image présuppose commençait à se gripper sous les poussées de l’émancipation féminine, et ce même lorsque les vieilles rengaines tentaient de calmer les esprits : la Parisienne n’aurait jamais été aussi libérée, forte et séduisante qu’en exerçant son pouvoir dans les sphères qui étaient les siennes ; boudoir, cuisine, nursery, dressing… c’était selon. Malgré ce conventionnel bourrage de mou, une certaine liberté de comportement se développait chez elle, mais là cette histoire se confond avec celle des femmes en général et la notion de « Parisienne » semble inopérante. Les exemples donnés par Emmanuelle Retaillaud de femmes ayant su ou pu se choisir des vies non conventionnelles s’inscrivent, somme toute, en dehors de son sujet.

L’érosion de l’image de la Parisienne est venue de l’affaiblissement de la puissance française au cours du XXe siècle. L’exclusivité que la capitale croyait posséder sur le style et l’allure a en effet été battue en brèche ; d’autres métropoles riches et puissantes ont pu revendiquer des habitantes aussi gentiment éduquées, bien habillées et séduisantes. Pourtant, au moment même où la primauté de la Parisienne vacillait, les fondamentaux du type continuaient à être déclinés à tout-va dans les arts populaires et la publicité. Des débuts du siècle à sa fin, la chansonnette, le cinéma, les vignettes dessinées, en faisaient leurs délices : La Parisienne y’ a qu’ça ! (1905), Midinette de Paris (1947, chantée par Tino Rossi), Mademoiselle de Paris (1948), Ah ! les p’tites femmes de Paris (1965)… Et pendant vingt-huit ans, jusqu’en 1987, Kiraz rabâchera le thème dans ses dessins (« Les Parisiennes ») pour Jours de France (propriété de Marcel Dassault) et aura même droit à une exposition au musée Carnavalet en 2008.

Pauvre Parisienne. C’est surtout le commerce qui s’est emparé d’elle. Ainsi, Perrier, Canderel, Loto, Renault, Monoprix, Nivea et compagnie ont utilisé les petites bonnes femmes de Kiraz comme supports publicitaires de leurs campagnes. Et lorsqu’en 2010 Inès de la Fressange a vendu la première édition de La Parisienne, ce n’était pas uniquement pour répéter combien cette dernière, « au chic inimitable », représentait « l’esprit de Paris », mais pour donner aux lectrices les adresses (secrètes) qui leur permettraient d’acquérir le même chic et le même esprit qu’elle.

« La Parisienne, aura-t-on jamais fini de parler d’elle ? », se demande en conclusion Emmanuelle Retaillaud. Espérons que oui, étant donné le degré de dégradation auquel son image est parvenue. Seul, semble-t-il, le vaste empire de l’aliénation consumériste où le soleil ne se couche jamais continue des palinodies hébétées à son propos. Encore pour longtemps ? Certains événements récents risquent de jeter leurs ombres virales sur les rayonnements mercantiles qui éclairaient encore la pimpante Parisienne.

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